Note d'intention
Ceci est le texte que j’ai écrit avant de débuter mes aventures dans les arbres. Initialement rédigé en Anglais, adressé à mes professeurs d’école d’art, il constitue une sorte de note d’intention du projet. C’est également un résumé et une trace de mes ambitions initiales.
L’acte de refus le plus éloigné dont je me souvienne de mon enfance a été l’escalade d’un arbre. Dans un souvenir limpide, je me souviens de la voix de ma mère terrifiée, «Robin, reviens ! Descends maintenant !» alors que je poursuivais mon ascension exaltante sous le regard amusé de mon père, jusqu’au point où les branches devenaient dangereusement trop fines pour supporter le poids de mon petit corps. Et je restais là, hypnotisé par le mouvement oscillant du tronc de mon jeune hôte pendant que le vent soufflait à travers les feuilles dansantes autour de moi. Malheureusement pour ma mère et son anxiété, ma compulsion pour l’escalade imprudente a perduré jusqu’à aujourd’hui.
Mes plus jeunes années d’adolescence ont été caractérisées par une courte série d’affrontements consécutifs avec des instances de pouvoir, expériences traumatisantes qui m’ont laissé dans une attitude d’opposition absolue contre les figures de l’autorité. Ces confrontations précoces m’ont poussé à me construire une identité en résistance aux normes, dans une lutte pour grandir face au refus de mon propre modèle d’existence. Ce qui a commencé comme une crise de l’adolescence typique est la constitution fondamentale d’un désaxement toujours au cœur de la façon dont je me définit aujourd’hui.
Dès lors, mon long voyage à travers la grande machine socio-idéologique a été parsemé d’événements et de rencontres qui n’ont fait que renforcer mes tendances au refus et à l’évitement, me projetant comme un outsider, un hors-la-loi. Néanmoins, je n’ai évidemment pas échappé à la plupart des mécanismes sociétaux d’assujetissement et j’ai bien sûr fini par essayer de trouver ma place dans la société sous les effets de la pression sociale. Pourtant, je dois constamment composer avec ma tendance à l’évasion. J’ai toujours l’impression de me cacher, de me retirer du regard, de faire semblant de faire quelque chose ou de devenir quelqu’un, pour ensuite m’enfuir désespérément avant que tout mon simulacre ne s’écroule inéluctablement.
Cela fait partie de moi. Au lieu d’essayer de le maîtriser, embrassons-le: il est temps de revenir dans les arbres. Parce qu’avant qu’on m’ait dit que j’étais doué avec les ordinateurs, avant que je construise les fantasmes dans lesquels je vis aujourd’hui, je me souviens combien je me sentais bien là-haut. Pour être bref et clair: je voudrais suivre mon intuition qui me pousse à grimper aux arbres, non seulement comme une potentielle pratique artistique mais également comme la tentative d’un mode d’existence poétique, l’amorce d’une nouvelle pulsion de liberté. Entrevoir une extension potentielle en terme de subjectivité. Une expérimentation qui vise à me développer un meilleur mode de vie. Une solution à la crise. Simplement: réfléchir aux raisons pour lesquelles je cours toujours mais n’arrive à rien, et observer la société du point de vue d’une personne qui ne court pas.
Ici, je tisse un lien entre cet aspect central de mon identité, la notion de refus, et une vision poétique de l’arbre aussi bien comme abri que comme prison, interface entre sol et ciel, société et métaphysique ; une alternative au principal aspect spatial de notre paradigme néolibéral: le flot constant des capitaux, incarné dans l’espace urbain par le flux des corps humains - cela se produisant au niveau du sol, en contraste avec mon isolement volontaire sous la protection de la nature pour observer de loin le ballet de la société sans accepter d’y prendre part. Ce refus de la production, de m’inscrire dans le courant, me semble cohérent avec cette posture de l’étranger ou outsider, qui ne remet en cause les structures autour desquelles il évolue que par un défi à cette norme: la domination idéologique de la vitesse et de la productivité. Mon hypothèse ici est qu’en partant d’une telle négation, émane la possibilité de formuler une radicalité, mot qui signifie ici retourner aux racines, évidemment en résonance avec la présence de l’arbre dans toute sa splendeur.
En en faisant mon unique mode d’existence en tant qu’artiste, j’essaie d’atteindre trois objectifs: le premier est d’éviter tout risque de médiation externe. Je décide de grimper et de rester dans un arbre parce que j’ai envie d’y rester, il n’y a pas de mise en danger de ma souveraineté sur les conditions et temporalités de ma présence/absence, cette superposition d’états étant au cœur de la proposition. En fin de compte, j’aimerais envisager des invitations, mais pour cette première étape de recherche, j’estime qu’il faut que j’entreprenne une exploration solitaire. En effet, le deuxième but est d’établir un espace pour une pratique contemplative que je développe intuitivement selon ma propre codification, car un autre aspect important de mon identité que je veux préserver est la figure de l’autodidacte. Une façon de formuler ce point particulier pourrait donc être: comment opérer une synthèse entre les figures de l’ermite et l’autodidacte ?
Enfin, en considérant l’environnement urbain comme un terrain d’investigation de la sociabilité, dans la dualité frictionnelle de l’espace public à la fois prison et agora: contrairement à mes précédentes explorations du flâneur ou de l’artiste comme promeneur, je pense que le concept clé pour mener à bien cette recherche est celui de l’implantation. Au lieu de me laisser dériver de façon incohérente dans les rues, en pleine expansion de mes privilèges prédatoriaux et n’accédant à la ville que dans une dimension sensorielle superficielle et directe, en étendant ma présence et en concentrant localement mon attention, je souhaite accéder à un autre type de compréhension, créant un espace pour nourrir ma curiosité de façon moins directe, rejoignant ainsi cette idée de créer ma propre méthode contemplative.
Approcher la réalité non pas par des systèmes de connaissances ou des constructions métaphysiques mais simplement par une proximité avec la réalité, c’est ce qui a motivé l’engagement d’Henry David Thoreau pour son exil temporaire près de l’étang de Walden. Mon approche pourrait être vue comme une reconstitution, voire une parodie, une mise à jour du transcendantalisme à l’âge schizophrénique du capitalisme tardif en exposant tous les aspects superficiels et corrompus de ma personnalité et en jouant avec les contradictions sous-jacentes à ma proposition qui, en même temps, rejoint ce principe transcendantaliste: chercher la vérité en moi pour accéder à l’universalité. Saisir en premier lieu par la pensée la maladie de notre temps, et la toxicité de mon existence.
Voici comment j’envisage les étapes suivantes du projet: j’aimerais développer différentes sessions, entre quelques heures et quelques semaines. Périodes durant lesquelles je m’isolerais le plus possible dans cette pratique, ce qui implique d’éviter le plus possible toute autre sociabilité, y compris par une déconnexion de tout flux numérique. Concrètement, je me rendrai dans différentes villes, quartiers ou villages, je trouverai l’arbre qui m’y hébergera, j’y grimperai et j’y passerai du temps, en considérant cette activité comme ma seule mission pendant toute la durée de mon séjour. En l’abordant comme un travail de neuf à dix-sept heures, rien de plus ni de moins. J’aimerais expérimenter différents contextes, probablement en définissant initialement mes restrictions et mes libertés, puis en m’y tenant. Je ne sais pas trop quelle place l’écriture occupera dans ces sessions, c’est aussi quelque chose que je souhaite expérimenter.
Dans l’immédiat, mon plan est aussi de finir de lire L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux car je sens que le projet de Deleuze et Guattari touche vraiment à ce qui me motive à entrer dans ce processus: cette schizophrénie induite par la difficulté de vivre dans un tel système aliénant, la superficialité de mon existence capitaliste-consommatrice qui ne peux être effacée par ma compréhension et déconstruction de ce système, voilà le problème central auquel je me propose de faire face.
Techniquement, jusqu’à présent, j’ai été confronté à trois facteurs limitants: le premier est le froid. Dans le climat actuel de l’Europe de l’Ouest, il est difficile de rester plus d’une heure dans un arbre. Je ne pense pas que ce projet ait quoi que ce soit à voir avec l’art corporel ou la performance physique, donc je n’ai pas de raisons de me forcer et de tomber malade. La deuxième est la langue: il est probablement plus logique de pouvoir communiquer avec les personnes qui essaient d’interagir avec moi, ce qui me limite à la Belgique et à la France comme terrain de jeu dans l’immédiat. Évidemment, le troisième est mon corps, car il peut devenir très difficile de rester pendant de longues périodes dans le même arbre. De fait, j’ai des problèmes de douleur aux jambes dont je dois tenir compte. Enfin, il se peut que je doive trouver des moyens de financer mes expéditions, et pour finir, créer de longues périodes d’évasion complète est asssez délicat mais fait évidemment partie du défi.
La dernière question concerne les résultats potentiels du projet. D’une certaine façon, ces dernières semaines ont été assez stressantes à cause de ce point en particulier, durant cette phase de conceptualisation. Je n’arrive pas à savoir si c’est parce que je suis tellement confiné dans la logique de la productivité et des résultats, ou si je suis simplement préoccupé par vos réactions externes. Évidemment, je suis très curieux d’entendre vos commentaires puisque le cadre de l’éducation exige supposément une tangibilité des résultats. Selon moi, il peut être intéressant de m’en tenir à un refus de production et de me forcer à ne rien produire. Peut-être que le seul résultat tangible pourrait être mon passage du refus à l’acceptation, par exemple avec le fait que je suis, concrètement, en transit. En fait, ce serait un véritable exploit. Pour le moment, j’ai l’impression que ce projet reste ouvert: l’arbre comme laboratoire public, à la fois pour des expériences rapides et lentes. Je me demande si cela ferait sens de coupler cette entreprise avec une pratique d’écriture quotidienne, car je me sens finalement attiré par la production d’objets littéraires. J’aimerais en discuter avec vous.