Robin dans les Arbres
journal d'une aventure urbaine

Rue de Soignies, Bruxelles


Ce texte a été écrit durant les derniers jours de ma première expérience arboricole, à Bruxelles en mai 2019. Il a été lu pour la première fois en Juin 2019 à la KABK, école d’art de La Haye. Contraint de me limiter à un format de vingt minutes, j’ai du l’écrire en faisant l’impasse de tout ce qui était de l’ordre de l’anecdotique, afin d’aller à l’essentiel.


J’ai passé un mois dans l’arbre de la rue de Soignies. À la base, juste une idée abstraite. Rester dans un arbre. S’implanter. Arrêter de courir. Un élan nostalgique: grimper dans les arbres. Une joie primitive. Respirer.

Être présent. Disponible, aux rencontres, aux échanges. Sur la durée, avec les habitants du quartier, avec l’arbre, avec moi-même. Devenir force statique, lieu de concentration et de rassemblement. L’arbre comme mentor.

Comme le baron perché, un refus, celui de rester à la place où l’on m’attend, de grandir suivant des règles qui me sont imposées. Tout part d’une crise. Globalisation, normalisation, consumérisme, culte de l’argent, de la productivité et du travail, pression familiale, sociale, culturelle: tout ça loin de moi, pour un temps.

Comme Thoreau et sa cabane, une saine distance avec la société. Un ermitage pour approcher la réalité non par des systèmes de savoir ou des constructions métaphysiques mais simplement par une proximité. Une plongée dans le non-humain, tout en jouant avec ce paradoxe: je suis là, juste à côté. Privilégié.

En pensant aussi à Christo et Jeanne-Claude, se battre pour une idée, une image poétique, aussi futile et fugace soit-elle. À Francis Alÿs, se construire un mode d’existence qui ne soit pas imposé par la modernité ou la mondialisation. Introduire une fable dans l’histoire locale d’un lieu. À Tino Sehgal, refuser le fétichisme de l’objet d’art, choisir la transmission orale. À Tehching Hsieh, explorer le temps d’une autre façon. Passer le temps. Vivre.

Choisir ma prison. Dans la rue, espace public, espace normatif, mais aussi lieu de discussion, de remise en question, de partage, de construction et dé-construction. Entre prison et agora. L’arbre: interface entre la terre et le ciel, et mon personnage, messager symbolique, dressant depuis sa branche la carte des perspectives humaines projetée vers le haut comme dans un planétarium.

Mes premiers essais: ici et là, une petite grimpe, quelques rencontres. Chêne, sapin, frêne, châtaignier. Prétentions littéraires, excitation préliminaire. Il faut que je trouve le bon arbre.

Et puis, mon arrivée dans le quartier, par hasard. Le premier regard: wow, il est grand ! Je suis intimidé par sa présence, mais attiré aussi en même temps. Le premier contact: juste une caresse, ne sachant pas encore bien comment m’y prendre, comment l’approcher. Et je reste là, debout, à le regarder.

Et puis, la première courte échelle, les rires des enfants au balcon. Les passants. Je salue la femme de l’épicier dans son téléphone, elle est au Pakistan. Sourires. Encouragements.

Mercredi 27 février, 18h19
Je suis assis dans un arbre en face du n°31 de la rue Soignies, dans le quartier d’Anneessens. Derrière moi, deux tours d’habitation type années 50 s’élèvent dans leur robe de pierre grisaillante. L’accès aux tours se fait via une grille peinte en verte qui se déverrouille à l’aide d’un bip. L’une en face en de l’autre, deux épiceries dont les évents assument la marque de l’âge. Tout ici semble vétuste, le sol est jonché de détritus, cartons et morceaux de bois. Sous l’effet des racines de mon hôte, le trottoir se disloque et la terre réapparait entre les pavés. La lumière des lampadaires et les couleurs discos des enseignes clignotantes des épiceries créent une atmosphère théâtrale en cette fin de journée de printemps.

L’arbre. Ses branches décharnées qui ne laissent deviner le plafond de fines feuilles qui me cachera du soleil et m’abritera de la pluie pendant tout le mois de mai. La branche, où je me sens bien. Son prolongement où je peux étirer mes jambes. Près de la rue, mais perché: le poste idéal. Premières heures, présent.

Le quartier. Un drôle d’agencement urbanistique, un espace public biscornu, saugrenu, vivant. Des faces à faces, des vis-à-vis, des interactions, des croisements. Des transformations: un quartier populaire, dans le centre ville, à quelques pas des touristes. L’arbre, posé sur une frontière. Interstice. Une petite poche, une bulle comme partout dans Bruxelles. Autour, des nouveaux immeubles, des nouveaux arrivants. Les deux tours de logement sociaux, à quelques mètres de l’arbre, dont l’avenir est incertain. Angoisses et appréhensions, charge affective. L’histoire du quartier.

Et vite, très vite, le pouvoir disciplinaire: on me fait descendre de mon arbre. C’est interdit. Mes privilèges, de nouveau. Ma mère connait quelqu’un, je connais quelqu’un. Quelques coups de téléphone. Le bon contact, la bonne formule, un dossier à constituer. Je suis en terrain aisé, la procédure est lancée. Nous sommes début Mars: je ne me doute pas encore de l’aventure dans laquelle je m’embarque.

Difficultés tout de même. Obligations, engagements qui dévient, m’éloignent de mon objectif. Ce n’est pas si simple de s’asseoir dans un arbre. Inquiétudes du corps. Le froid. Les douleurs. Je décide d’une période: deux semaines, au début du mois de mai.

Entrée en scène de l’hydre administrative bruxelloise. Plongée dans le fonctionnement interconnecté d’entités comme la police, les espaces verts, la cellule évènement, le service culture, le collège des échevins, le cabinet du bourgmestre… L’appareil bureaucratique de la ville révèle soudain son vrai visage: un ensemble d’êtres humains, singularités sensibles prétendant être un tout jouant à appliquer les règles rigides de la ville dans un ballet absurde, quasi baroque. Au milieu de tout ça, un type qui veut grimper dans un arbre. Jeux d’alliance, soutiens et réticences. Le grand jeu de la communication, embrouilles, filouteries. Disons-le, politique. J’use de mes charmes, m’adapte au langage de mes interlocutrices. Je me glisse dans un interstice.

La date que je m’étais fixée s’approche. La procédure administrative se complique, prend du retard. Débats internes, informations contradictoires. Stress. Pris dans d’autres choses, je laisse trainer. Et puis, c’est demain. Toujours pas d’autorisation. J’ai peur mais je sais que je vais y aller. On verra bien: l’aventure, c’est ce que je voulais.

Le matin du lundi 29 Avril, je me réveille fatigué. Le temps est moins clément que ce que j’imaginais, je suis un peu malade. J’abandonnerais bien. Et puis, j’arrive devant l’arbre. Je grimpe. Il a repris vie depuis la dernière fois et s’est recouvert d’un feuillage. Je suis content de le revoir. Par contre, il n’est pas le seul à avoir changé: le quartier lui aussi a subi quelques transformations. Je sors mon carnet et commence à écrire.

9h50
Finalement, me voilà au sommet de mon arbre de la rue de Soignies. Invisible depuis les hautes branches, j’observe la rue en contrebas. Une fois de plus, je suis forcé de travailler dans l’ombre.

10h02
Je suis un peu perdu. Les travaux qui ont commencé juste à côté me prédisent deux semaines de bruit en continu. Les feuilles qui me protègent du regard de la loi me coupent aussi du rapport à la rue que j’appréciais tant. De grosses poubelles entrouvertes juste au pied de l’arbre finissent de dessiner le décor légèrement décevant auquel je fais face. En même temps, ça fait du bien d’être de retour. Patience, voyons comment les choses évoluent.

10h34
Il fait froid, j’ai mal aux jambes, je me sens comme un espion.

Les premières heures sont difficiles. J’ai peur de me faire expulser et que mon projet s’achève avant même d’avoir commencé. Le bruit des bulldozers et le ballet de camions du chantier voisin, la pollution des voitures plus nombreuses que ce que j’avais prévu, la présence d’une antenne GSM que je découvre à quelques mètres au dessus de ma tête, l’humidité et l’ergonomie toute relative de mon assise: tout ça me fait douter du fait que je puisse sortir indemne d’une présence prolongée. J’envisage de me délocaliser dans une forêt. Fuir.

Petit à petit, je reprends mes esprits. J’apprivoise mon nouveau terrain de vie: mon univers s’arrête avec mon champ de vision. Je me recroqueville aussi sur mon corps, sur mes besoins primaires: la faim, la soif, le froid, la sécurité envahissent mes pensées.

La confiance revient. Je m’ennuie, c’est bon signe. Je me rappelle pourquoi je suis là: simplement, être là. Sentiment rare, je me sens concentré et déterminé. Paradoxalement, libre. Enfermement certes, dans ma prison végétale, mais qui résulte d’un choix qui m’est propre. L’illusion de maîtriser mon existence, de me détacher, un peu, de la société et de ses normes. Fuir, encore. Refuge.

Mardi 7 Mai, 10h42
En fait, c’est la première fois de ma vie que je me lève tous les matins pour travailler sur quelque chose qui fait sens pour moi; et même si je prend mon temps, que je le fais à mon rythme, il y a quelque chose qui avance.

Le confort. Mon équipement s’enrichit au fil du temps, principalement glané au hasard de mes pas ou offert par mes quelques complices: coussins, couverture, corde, parapluie, une chaise pour les invités, un tabouret pour remplacer la chaise disparue. C’est la vie: les repas, les orages, les pauses pipi, le chant des oiseaux.

Les habitudes s’installent. Les routines. Les visites. Et le reste du temps: être là.

Mardi 30 Avril, 11h42
La routine s’installe. Malgré la pénible omniprésence des travaux, je m’habitue à l’idée d’être coincé ici. Je me déplace dans l’arbre au gré de mes envies, sans plus de raison.

Ma présence dans le quartier se dévoile en douceur, organiquement. Bouche à oreilles. On me pose des questions: je reste vague, ne réponds pas toujours la même chose. Brouiller les pistes. Le personnage se construit. Après tout, je suis en représentation: à la fois acteur et spectateur. Les enfants veulent savoir comment je grimpe dans l’arbre: je raconte tout un tas d’histoire qui se dispersent, se déforment, s’amplifient. J’entends parfois ces récits revenir au pied de l’arbre, transformés. Curieusement aussi, on ne me reconnait pas dès que j’ai le pied à terre, comme si l’arbre était mon costume de super héros. Dans tous les cas, je fais en sorte de ne jamais dévoiler mon secret, quitte à prolonger ma présence quand les curieux sont à l’affut.

Un drôle de personnage. Je reçois toute une série de surnoms: Robin des bois, bien sur, mais aussi Tarzan, Spiderman, l’artiste, le philosophe, le poète, l’écrivain, l’oiseau, le corbeau (de la fable), le monsieur dans l’arbre, l’extra-terrestre, celui qui joue à cache-cache. Je me laisse aller à de saugrenus costumes, de plus en plus colorés à mesure que je m’autorise à être vu. Au passage, j’accorde moins d’importance à la finesse de mes tenues. Me délaisse de certaines préoccupations superficielles de mon existence terrestre. Liiiiiiibre.

On se demande ce que je fais là. Si je joue un double jeu. Si je dors dans l’arbre. Autour du terrain de foot de l’autre côté des tours, la rumeur se propage. J’alimente le mystère. Fantaisies. Face à ma présence, certains sont émus. D’autres perturbés. Inquiets. Touchés. Nostalgiques, rêveurs, suspicieux. Chacun arrive avec son propre regard sur moi, le visiteur, l’intrus, l’étranger. Genré, aussi: pour les hommes, souvent complice, pour les femmes, potentiel prédateur. Quoi qu’il en soit, un drôle d’oiseau. Et justement, cette chance: d’être le nouvel acteur. Un rôle à construire. En dehors des cases. Potentiel.

Parfois, j’aimerais enlever mon visage, non seulement masculin mais surtout très blanc, la même couleur que la caméra de surveillance accrochée au mur d’en face avec qui je partage une position surplombante, dominatrice. Image de l’oppresseur. C’est sur: si on mettait un arabe dans l’arbre, il se ferait tirer dessus. Privilège. Certaines essaient de deviner: bourgeois or not bourgeois ? Je parle de théâtre, ça n’est pas bon signe. On me jauge sur la marque de mon téléphone, me demande ce qu’il y a dans mon sac. Heureusement mon accoutrement un peu ridicule et mes quelques traces de street-cred adolescente brouillent une fois de plus mes pistes. Importance du langage. Parfois, la distance de ma branche me permet de maintenir la conversation sur le ton de la rigolade, là où j’aurais sans doute eu plus de mal si nous étions face-à-face. Rares micro-agressions. Confiance.

Et puis on s’habitue à moi. Mon statut évolue: de potentiel flic, indic, pervers voire pédophile, cambrioleur, vagabond ou simple hurluberlu, je deviens fidèle du quartier, camarade de rue, confident, complice. On s’étonne même quand je ne suis pas là, me demande des comptes. J’évite les absences et laisse un petit mot sur l’arbre quand je fais une pause. L’absence d’outils d’enregistrement ou d’étiquette institutionnelle me donnent un air abordable. Simplement, disponible. Implantation.

La rue. Ce petit bout de rue. Très vite, un constat: un territoire masculin. Chez les enfants, je parle toute la journée avec des garçons, il me faudra attendre deux semaines avant de me faire aborder par des jeunes filles. Chez les adultes c’est pareil. Parfois les mamans ont peur: l’une d’elles me hurle dessus alors que je me suis permis une petite escapade en hauteur. Premier coup de stress. J’installe un mot sur l’arbre qui dévoile vaguement mes intentions et rassure sur mon aptitude à ne pas tomber de l’arbre.

Vendredi 3 Mai 13h15
Les éboueurs viennent de passer, laissant vides les cinq bennes de la tour d’à côté. La rue est vraiment un espace à domination majoritairement masculine: ouvriers, balayeurs, éboueurs, policiers, sans-abri, commerçants, techniciens, garçons jouant au foot. Les hommes occupent l’espace tandis que les femmes elles, ne font que passer.

Même jour, 14h55
Un homme a fait pipi juste en dessous de mon arbre, dans le caniveau.

La journée. En dehors des travailleurs de rue, territoire des enfants, des vieux. Les adultes travaillent, c’est l’occasion de rencontrer les autres, les fragiles, parfois délaissés. Robin des bois, interlocuteur des faibles ! On me raconte les conditions de vie dans la tour, qui n’a pas été rénovée depuis sa construction en 1958. Le simple vitrage, la promiscuité, les invasions d’insectes. Elle sera démolie d’ici deux ans: la peur de ne pas recevoir un nouveau logement. Parmi ceux qui habitaient dans la tour voisine, en cours de rénovation, certains ont été relogés dans des conditions encore plus dures. On dénonce le système des logements sociaux. Le mot ghetto est prononcé.

J’observe les valeurs patriarcales des plus âgés. L’homophobie naissante chez les enfants, la place centrale qu’occupe le racisme dans leur imaginaire et dans le discours des plus vieux. Le sexisme. Les élections qui s’approchent donnent également place à de vifs débats politiques autour de l’arbre: antisémitisme et discours haineux se mêlent aux inquiétudes sur les taxes et l’immigration. Certains ne vont pas voter. J’observe la peur de la police, de l’exclusion. Plusieurs générations de douleur et de sentiment d’oppression, les traces du colonialisme, ancrées. J’observe aussi ceux qui ne parlent pas, dont les corps se font discrets, invisibles. Et devine seulement ceux que je ne vois pas, ou qui mettent du temps à sortir. Ce qui se cache derrière les façades décrépites.

À côté de ça, la joie. Les jeux avec les enfants. Les blagues des ados, qui me partagent leurs rêves et leurs espoirs. Le soutien des adultes qui se proposent de me ravitailler en fruits ou en eau. Les encouragements des anciens, leurs gestes lorsqu’ils ne parlent pas français. Les habitués, qui viennent me voir tous les jours. Des histoires perchées, des souvenirs, des horizons. Et tous ceux, curieux de savoir quelle sera la suite… Je promets de donner des nouvelles qui seront affichées sur l’arbre. Bien sur, l’envie de faire quelque chose sur place. Au pied de l’arbre ? Je rencontre les associations, le centre communautaire, la maison de quartier. À suivre.

Transformations. Mon corps s’habitue à mon nouvel environnement, exerce des résistances aussi. Les travaux m’épuisent, on me voit grimper avec un casque anti-bruit. Pieds nus quand le beau temps revient. Mon dos me fait mal.

lundi 29 avril 15h30
J’ai l’impression de mieux ressentir mes environs: l’orientation du vent, les variations de température.

Jeudi 2 Mai 10h16
Si ça se trouve, passer mes journées ici à ne rien faire rend mes nuits plus fécondes? C’est sur, je rêve plus que d’habitude depuis lundi.

Mon esprit évolue lui aussi: je me sens plus calme. la distance physique qui me sépare du sol me sert également de rempart, de bouclier: mon stress, celui de la pression sociale, s’évapore lorsque je suis en l’air. Progressivement, ma complicité avec l’arbre, notre connexion toute naturelle. Mes amis les oiseaux. Et le soir, cette impression étrange quand je rejoins le mouvement de la société et me réinsère dans le flux des humains.

dimanche 5 Mai 18h55
Drôle de sentiment d’être de retour dans le métro qui me ramène chez Agathe. Les gens sont seuls, me semblent fermés, froids. Malaise. À la gare du midi un homme actionne l’alarme des portiques pour pouvoir sortir de la station, et je me rends compte que ces portiques et leur alarme, ne sont pas là pour empêcher la circulation des moins privilégiés, mais simplement pour accentuer leur malaise, rendre leur monde un peu plus strident et angoissant. Aliénation.

Les derniers jours. Appréhension. Ce texte que je dois écrire et qui perturbe ma concentration, la pureté de ma présence: à nouveau, logique de production, je pense à l’échéance, aux dossiers à écrire, à la suite. Tout cela fragilise mon attention. Quelque part, je suis déjà parti. Fatigué, je réduis mes horaires. Je n’arrive pas à partir.

Dimanche 19 Mai 15h33
J’anticipe la fin de cette période de travail: je me rends compte tout à coup à quel point je suis attaché à l’arbre. J’ai envie de lui faire un câlin.

Finalement. Un succès: simplement, ma présence dans l’arbre. Que les jeunes du quartier m’aient observé rester dans l’arbre pendant un mois à ne rien faire, les questions qu’elles se sont posées, c’est déjà pour moi un accomplissement qui se suffit à lui même. L’importance qu’il n’y ait pas de nom: une rumeur plus qu’un projet. Le début d’un parcours.

Vendredi 24 Mai 13h25
Deux garçons dirigent leur regard sur moi, et l’un d’eux me demande: «qu’est-ce que tu fais dans l’arbre?» Avant que je ne puisse répondre, son ami le tire vers lui en me disant: «t’inquiètes, je vais lui expliquer !»

Conclusion. Je suis arrivé là, naïf, avec mes illusions, mes maladresses. Humblement j’espère. Qu’est-ce que j’en retire ? Des histoires, beaucoup. Des pistes. Des responsabilités aussi. Une conviction, consolidée: que la dé-colonisation et la dé-patriarcalisation de nos sociétés sont les enjeux majeurs d’une remise en cause du capitalisme. Un désir: mettre en perspective mon expérience du réel avec le savoir que je me construit et dé-construit.

Pour Aristote, faire partie de la sphère publique, c’est avoir le temps de se préoccuper des problèmes de la société. Cela ne concerne donc que les citoyens les plus aisés, ceux qui ne doivent pas travailler pour leur survie. Aujourd’hui, je suis conscient de mon privilège de pouvoir prendre du recul et essayer de comprendre, de saisir le monde dans son ensemble pour rêver d’autres formes de société, de vivre ensemble. Malgré la quasi indécence de ma proposition, narguant par mon attitude passive celles qui n’ont d’autre choix que d’agir pour le maintien des conditions de leur subsistance, j’ai le sentiment qu’il me faut occuper cette place. Parce que je ne peux pas la donner à un autre et qu’il est donc important que je l’assume. Et le fait que je sois si blanc, si mâle et si aisé, ne fait que souligner la pérennité des inégalités systémiques les plus évidentes.

Dans l’antiquité, la démocratie Athénienne reposait sur l’autorité militaire de la ville, le travail des esclaves et l’exclusion politique des femmes. Aujourd’hui, le système dans lequel nous évoluons n’a pas tant évolué en vue des mécanismes de contrôle, des politiques post-coloniales ou de l’absence de valeur accordée au travail matrimonial. Face à ces problématiques contemporaines, dans un espace public si fermement espace d’exclusion, quel peut être mon rôle pour donner une place à la perspective des plus désavantagés, de ceux précisément exclus de la sphère publique ? En pleine crise du modèle démocratique, comment peut-on expérimenter de nouvelles formes de collectivité ? Enfin, quelle place pour un raisonnement internationaliste dans un monde néolibéral ?

Ces questionnements me mènent à un problème d’ordre éthique: pourquoi est-ce acceptable de ralentir ? C’est entre autre parce que je m’autorise à la contemplation que j’arrive à ces conclusions nécessaires, préalables à toute réflexion tournée vers le changement. Ainsi, je continuerai à grimper dans mon arbre, et en visiterai d’autres. Je reviendrai, autrement, mieux préparé. Des chaises longues pour mes invitées de passage. Un rendez-vous quotidien au pied de l’arbre. Et continuerai à faire les choses à mon rythme, calmement.