Robin dans les Arbres
journal d'une aventure urbaine

Île de la cité, Paris


J’ai écrit ce texte durant les mois qui ont suivi ma semaine passée dans le Saule Pleureur du bout de l’Île de la Cité, à Paris à la fin du mois d’aout 2019. Ici, j’ai pris la chance de me plonger davantage dans l’écriture, et de développer les thèmes qui m’ont paru importants en lien avec cette expérience.

Ce récit fait plus de vingt mille mots, n’hésitez pas à le lire en plusieurs parties. La structure du texte suit les jours de ma semaine passée dans l’arbre. Vous trouverez un sommaire dans le menu de gauche. Bonne lecture !


Les villes évoluent, elles sont en perpétuel changement. Tout comme nous d’ailleurs, et tout le reste aussi. Ce texte est le récit des mois qui ont suivi mon séjour dans le Pterocarya fraxinifolia de la rue de Soignies. Galvanisé par cette expérience, j’ai voulu poursuivre mes aventures en partant à la découverte d’un autre territoire. À la recherche d’un nouveau nid.

Une amie me parle de Marseille. Des magnolias, quatre précisément. Sur la place Jean-Jaurès, surnommée la Plaine, en plein coeur de la ville. Apparement, certain·es locaux·ales aiment s’y percher. Vais-je faire des rencontres aériennes ? Ma curiosité est piquée, je me prépare pour le voyage. En route !

J’arrive à Marseille, début août. Il fait chaud, c’est une ville qui bouillonne. Je retrouve dans ses rues bruyantes et colorées l’esprit méditerranéen, si éloigné de l’atmosphère filtrée du nord de l’Europe. Ici les rapports urbains sont plus directs, plus nerveux aussi. J’assiste à quelques scènes de tension, et redécouvre sans trop de joie cette masculinité sudiste que j’ai été si soulagé de quitter lorsque je suis parti vivre à Bruxelles.

En marchant dans la rue je croise deux jeunes filles qui se font embêter par un groupe de petits mâles. Sans hésiter, presque instinctivement, l’une des deux filles éclate d’un «Vas-y, on t’a pas parlé toi, fermes ta gueule !». Les chiots repartent la queue entre les jambes, légèrement honteux. Derrière la grande tristesse de cette situation, il y a quelque chose de puissant dans l’assurance dont a fait preuve la jeune fille. Cette spontanéité, j’espère la retrouver dans les rencontres que je vais tisser ici.

J’arrive sur la Plaine. Déception. Au lieu de l’espace de vie que j’étais si enchanté à l’idée de découvrir, se trouve un chantier barricadé qui occupe la totalité de la place. Des barrières métalliques et des cubes de béton sont disposés un peu partout et enserrent les trottoirs extérieurs, seuls espaces de circulation accessibles. Encerclés par un haut mur infranchissable, les magnolias siègent au milieu d’un terrain de jeu pour bulldozers, un désert où gisent de façon chaotique les débris de ce qui fut il y a peu une place publique.

Je me renseigne, et petit à petit saisit l’ampleur de la situation. Historiquement à Marseille, la Plaine est un lieu de convergence populaire, emblématique d’un mode de citoyenneté véritablement urbain. Un espace de vie d’une rare intensité et vecteur d’une identité singulière, farouchement défendue par ses habitant·es.

On m’évoque le marché, le carnaval, les musiciens et les fêtes, les jeux des enfants. Et puis, la gentrification du quartier, les embrouilles politiques, les petits arrangements. La corruption. L’histoire du chantier: conflits directs entre la police et les habitants. Les arbres abattus par erreur, dans la précipitation. Ce mur honteux au cout exorbitant. Le prix à payer pour museler la ville de son plus important espace citoyen, ce poumon de liberté auquel les marseillais·es semblent tant attaché·es.

Les enjeux de la Plaine me dépassent. Intimidé, je prends une décision difficile: ce ne sera pas ma lutte. L’affrontement n’est pas mon terrain, j’arrive ici trop tard, ou trop tôt. Que restera-t-il de la Plaine lors ma prochaine visite ? D’ici là, il faut que je rebrousse chemin.

Un rebondissement s’offre à moi sous la forme d’une invitation. Paris. Instinctivement, je dis oui: l’idée de visiter une autre capitale, lieu de concentration de pouvoir, me semble judicieuse.

J’arrive sur place le 12 Aout 2019. Et part à la recherche de mon arbre. Je redécouvre alors Paris, celle ville si fascinante, si riche de contrastes parfois alarmants. En vélo, je la sillonne de long en large et observe alors la multitude d’atmosphères qui l’agitent. Plusieurs arbres attirent mon attention, mais c’est finalement un vieil ami à qui je décide de rendre visite, un arbre qui m’a déjà marqué dans le passé lorsque j’étais venu en touriste visiter la ville.

Jeudi 14 Aout 2019, 15h35
Je suis installé sur une branche du saule pleureur du bout de l’ile de la cité, à Paris. Cela fait à peine dix minutes que je suis là, et m’imprègne des lieux, qu’apparait un amusant duo de pêcheurs Anglais, tout de rouge vêtus et équipés de cordes à gros crochets métalliques. Les deux hommes s’approchent de la rive, semblent se repérer à l’aide de leur téléphone. Le harpon est lancé, ainsi commence leur pêche atypique qui intrigue les flâneurs et touristes aux alentours, qui se regroupent en une petite foule de spectateurs. Et, surprise, au deuxième lancer, c’est une touche ! Emerge alors des rebords vaseux du fleuve, toute boueuse, une trottinette électrique. La foule applaudit, les deux hommes semblent satisfaits. Ils la remontent au sol. Ils jettent un oeil au code inscrit sur le guidon. Ça alors, ce n’est pas la bonne ! Il y en a donc encore une à repêcher, peut-être même plusieurs. J’entends une bribe de leur conversation avec un touriste. Ils expliquent être engagés par une entreprise brésilienne. Il y aurait 300 trottinettes «bird» dans ce bras de la Seine, et de cette marque là uniquement ! Le lithium des batteries de ces trottinettes se déversent déjà dans les eaux de 22 villes européennes. Les hommes poursuivent leur pêche. Quant à moi, je suis heureux d’avoir trouvé cet arbre: je m’y sens bien, il est magnifique. Je pense qu’il y a quelque chose à faire ici.

Après quelques instants, je repars accompagné de mon père pour notre balade à vélo. Je m’amuse de cette scène à laquelle nous venons d’assister, ou comment en quelques faits elle résume certains enjeux d’un système globalisé: des Anglais, engagés par une entreprise brésilienne pour repêcher des trottinettes conçues en Californie, fabriquées en chine à partir de matériaux du monde entier, tout ça pour au final être jetées dans l’eau par des parisiens malavisés. J’ai souvent réfléchi à ces trottinettes, au symbole qu’elles constituent d’une forme de capitalisme agressive et en pleine extension. Ce serait l’objet d’un autre texte.

Concernant ce saule pleureur, il m’ouvre la possibilité d’une expérience radicalement différente de celle que j’ai vécu à Bruxelles. Cet arbre-ci, loin de s’être implanté au coeur d’une vie de quartier, semble au contraire avoir fait le choix de s’isoler, en bout d’île, laissant ses longues branches tombantes se reposer sur l’eau calme des bords de la Seine. C’est un lieu intime, feutré, qui invite certainement plus à l’introspection qu’au dialogue. Compte tenu de mon état d’esprit actuel quelque peu embrumé, cela semble être un très bon choix. Je décide d’y retourner dès le lendemain.

Vendredi 15 Aout, 12h48
Cela fait quelques temps que je suis installé dans le saule pleureur de l’ile de la cité. Sous l’arbre, dans l’écrin constitué par une pluie tombante de feuillage, l’ambiance est calme. S’y sont abrités un jeune homme aux airs de surfeur, qui peint à l’aquarelle la vue qui lui fait face à l’embouchure des deux rives de la Seine. Un couple venu se réfugier pour fumer un joint, et discuter tranquillement. Une jeune fille, qui tapote sur son téléphone. Quelques pigeons. Enfin, moi-même, assis sur la branche la plus basse, en train d’écrire ces lignes. De temps en temps une grappe de touristes s’approche, envahit timidement l’espace et se retire sans éclats, tant l’atmosphère de ce lieu semble s’imposer d’elle même. Ou peut-être sont-ils simplement pressés, comme les touristes peuvent l’être de nos jours. En fond sonore, la nappe du traffic routier ponctuée par ses notes de klaxon, et le vrombissement sourd de la flotte de bateaux-mouches qui ne cessent de tourner en rond, chargés à chaque passage d’une nouvelle cargaison de touristes. Finalement, le vent qui souffle dans les feuilles, et le remous régulier des vagues. Concernant le paysage qui m’entoure, je ne saurais pas par quoi commencer, si ce n’est par dire que l’arbre est très beau. Il me plait. Ses branches tordues et entremêlées à l’écorce si riche de couleurs et de motifs. Et ses feuilles, si nombreuses et si élégantes dans la façon dont elles rayonnent et réfléchissent la lumière en ondoyant sous l’effet du vent. Bref, tout cela est de très bon gout.

C’est un cadre particulièrement bucolique dans lequel je suis plongé. Doucement, je découvre les possibles axes de ce texte, qui se révèlent à ma présence. À relever, se distingue en premier lieu la question du tourisme. La plupart des gens ici sont de passage, venus pour capturer un instant, un souvenir à rajouter à leur palmarès. Le pouvoir symbolique de cette ville, particulièrement ressenti en son coeur de l’ile de la cité, est source de fortes passion, et attire un véritable éventail d’humains venus du monde entier. C’est quelque chose que j’ai envie de comprendre, un portrait que j’aimerais développer.

Ce thème rejoint celui également évident des flux qui traversent les villes dans lesquelles nous évoluons. Lorsque je me poste au sommet de l’arbre, c’est tout autour de moi que j’observe des canaux de circulation, fluviaux, routiers, piétons, aériens. Le défilé des bateaux-mouche en particulier semble propice à une méditation sur ce sujet: continuellement, il semble mettre en lumière l’interchangeabilité de ses occupants, leur nombre inquantifiable et en apparence sans limite. Plus discrètement mais avec la même constance, le passage des péniches qui transportent minerais et matières premières, comme le lourd socle de la production des existences auxquelles j’assiste depuis mon poste perché. Enfin, quand je lève les yeux au ciel, ce sont les lignes tracées par le passage des avions qui me font rêver de ce monde si vaste, si incompréhensible, et qui me plongent dans le fantasme de vouloir tout toucher, tout gouter. Comme si en défiant la gravité, l’homme se donnait l’illusion de tout mettre à sa portée.

Un autre enjeu de ma présence ici, c’est de comprendre ce qui me pousse à poursuivre ce travail, au delà du plaisir que j’ai à l’exercer. Peut-on appeler ça de l’art, et que suis-je en train de créer ? Plus qu’une écriture du réel, c’est l’ouverture d’un possible qui est en jeu, je le sens. Une forme de survie sans doute, puisqu’il me faut bien trouver une façon de m’intégrer dans ce système, dans ces flux que j’observe sans pouvoir les infléchir. La mélancolie d’être tout petit, tout faible dans ce paysage étourdissant.

15h47
Des trois touristes anglaises qui mangent sur les marches en contrebas, celle de droite laisse échapper son assiette en carton, qui dégringole jusqu’au fleuve et part à la dérive, emportant le reste de son repas. Le groupe s’offusque un court instant, avant de s’amuser de la saugrenue embarcation qui flotte désormais à quelques mètres de la rive sans s’être défaite de sa présentation soignée, composition salade-frites-viande kebab-ketchup mise en valeur sur son lit d’algues au ras des flots.

Au terme de ma première journée dans l’arbre, je n’ai pas vraiment fait de rencontre. C’est un territoire étrange, ce petit bout d’île. Il n’a que des visiteurs, j’en suis le seul habitant. C’est donc un peu chez moi, déjà. En même temps, je pense à tous ceux qui ont du ressentir la même impression, en ce lieu même, si romantique que l’on a envie de se l’approprier, de le faire sien. Plusieurs amis m’ont déjà parlé de ce saule pleureur solitaire, célébrité incarnant un «spleen» véritablement parisien. Témoin muet de tant d’histoires, à travers les générations. Je prends soudain conscience de l’intensité de ce lieu dans lequel j’ai la chance de pouvoir me recueillir, chargé d’une mélancolie qui me transperce. Je reviendrai Lundi, et si tout se passe bien, y passerai la semaine. Excitation.


Lundi 18 Aout 2019


«Comment l’homme peut-il seulement être heureux, puisqu’il ne peut se défendre de la misère de ce monde ?»

Ludwig Wittgentstein, Carnets 1914-1916


8h52
De retour dans les branches de mon Saule. Bonheur. Deux jeunes hommes discutent calmement au bord des marches. Les bateaux-mouches du pont neuf n’ont pas encore démarré. Je monte jeter un coup d’oeil en haut de la cime. Un premier bateau passe à ma droite, c’est «le Goéland». Sur le pont, un homme me pointe du doigt. Nous nous saluons. Je me demande quelle est sa mission, c’est un drôle de navire. Tandis que je redescends pour noter ceci, les deux hommes en contrebas s’en vont et je profite d’un court instant de solitude dans mon écrin de feuillage.

9h15
Rencontre avec un premier habitué des lieux. Intimidé, il sera reparti avant que j’aie pu lui demander son nom. C’est un homme à la bouille sympathique, qui sourit tendrement lorsqu’il m’aperçoit. Il m’explique qu’il travaille sur l’île et vient chaque matin ici prendre un peu de force avant le boulot. Il dit que c’est un endroit magique, mais qu’il n’aime pas les gens qui mettent des cadenas dans l’arbre et cassent les branches. Quand il est arrivé, il a versé quelques gouttes de son thé sur l’arbre et a posé sa main sur son tronc. Il me demande de faire attention aux pigeons. Quand je lui explique la raison de ma présence et m’excuse de m’immiscer dans son rituel matinal, il me lâche d’un air mystérieux: «c’est la différence entre voir et regarder». Il repart aussitôt.

Cette phrase, «c’est la différence entre voir et regarder», m’accompagnera tout au long de la semaine. J’y reviendrai. En attendant, je me laisse aller à découvrir mon environnement, depuis les branches basses jusqu’au sommet à partir duquel je peux observer la ville d’une vue parfaitement dégagée. De temps à autre, un acteur insoupçonné fait irruption. Je prends des notes.

9h24
Deux plongeurs équipés de combinaisons, masques et tubas viennent de passer juste au bord de l’ile sous mes yeux ébahis, suivis par un troisième dont le crane chauve dépasse de l’eau. Ils font le tour de la pointe puis disparaissent. Je réalise soudain qu’il s’agit sans doute des pompiers secouristes de la ville de Paris, dont les embarcations se trouvent juste en face, sur la rive gauche. Les rayons du soleil matinal éclairent le fond des bords de la Seine, révélant une foule de petits poissons qui s’agitent dans tous les sens.

10h02
Je découvre la présence d’un nid juste au dessus de la branche où je suis assis, bien camouflé à l’abri du vent et des regards sous un épais tapis de feuilles. La coquille d’un oeuf éclos trône en son centre, comme si l’on avait voulu y signifier une toute récente naissance. C’est un beau nid, il m’apparait bien fait, même si de toute évidence je ne fais pas figure d’expert en la matière. Je me demande ce qu’en dirait un pigeon habile.

10h25
Les premiers bateaux-mouche, déjà bondés de touristes, passent près de moi en faisant résonner une voix pré-enregistrée annonçant en plusieurs langues leur arrivée à hauteur de l’ile de la cité. Je suis préoccupé par le nid et l’absence de son propriétaire. L’aurais-je fait fuir ? Un couple de touristes apparait et reste seulement le temps de prendre une photo. L’homme me jette un regard étrangement hostile.

10h47
Toujours seul, au bout de mon île, je m’offre une séance de vocalises au soleil. Que c’est bon de chanter ! Un homme armé d’une canne à pêche déboule soudain d’une démarche extrêmement rapide, lance son fil dans l’eau, l’y laisse tremper une dizaine de secondes et repart en un claquement de doigts. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi pressé, drôle d’attitude pour un pêcheur. J’apprends par le biais d’un bateau-mouche que les premiers habitants de Paris, qui lui ont donné son nom il y a 2000 ans, occupaient l’ile de la cité. C’est amusant d’imaginer qu’ici, avant moi, un autre hurluberlu devait surement flâner au bord de cette eau, devant un paysage bien différent de celui d’aujourd’hui.

11h16
Les pompiers font leur ronde en bateau. Je reste à l’abri du feuillage, pas la peine de trop se faire remarquer. Un couple de touristes arrive sans me voir. Au début, je suis gêné de surprendre leur moment d’intimité, tandis qu’ils gloussent en s’embrassant sous mes jambes pendues. Mais vite ma gêne est remplacée par le dégout. Ces gens sont vulgaires, l’homme arrache une branche de l’arbre, il crache par terre. Heureusement ils repartent vite.

11h28
Premiers enfants de la journée, une petite famille d’anglais. La mère est un peu autoritaire, elle se fâche parce que ses enfants se sont assis sur les premières marches des escaliers menant à l’eau, invoquant pour se justifier le fait qu’il y a des bateaux sur le fleuve, argument fallacieux parfaitement hors propos. Les enfants m’aperçoivent, ils ne m’adressent pas la parole mais préviennent leur mère de ma présence. Celle-ci fait semblant de ne pas me voir. Deux touristes américains déboulent soudain en grande pompe. L’un d’eux s’exclame: «dude, si j’étais homeless, je m’installerais ici !» Quelques instants plus tard, il tente de me photographier à mon insu. Le reste du groupe arrive, fait le tour de l’arbre, et repart en un instant, suivi des deux hommes qui ne m’adressent pas un regard. «Et devant nous, le pont neuf, il a 400 ans, c’est le plus vieux pont de Paris !» entonne gaiement le plus proche bateau-mouche.

12h24
Les touristes défilent, prennent une ou deux photos et s’en vont. Bientôt, c’est l’heure du pique-nique. Trois groupes s’installent en contrebas. Ceux de gauche qui semblent venir d’Europe de l’est mangent leurs sandwichs et boivent du vin rouge, en trinquant à répétition. Ceux de devant, un couple d’asiatiques qui mangent des nouilles dans un ravier en plastique, accompagnées de bouteilles de bière. Enfin, celles de droite, deux anglaises un peu grasses, alternent entre leurs sandwichs et la prise de «selfies», et boivent de l’ice tea* en canette.*

13h16
Les deux anglaises se lèvent et m’aperçoivent. Elles ont l’air de me prendre pour un fou. Peut-être n’ont-elles pas tort ?

Plus loin, un couple de vieux touristes anglais tente de se photographier de dos, devant la vue. La scène est maladroite: la femme n’arrive pas à tourner la tête et se résout à présenter son profil du mieux qu’elle peut tandis que l’homme peine à déclencher la prise de vue sur l’écran tactile de son téléphone. Les touristes d’Europe de l’est, eux, continuent de boire et semblent beaucoup s’amuser. Déjà hilare, un des deux hommes en train de manger des biscuits ronds en forme de donuts, en dépose un sur le nez de la femme, et les trois complices éclatent de rire. Ils jettent ensuite les restes de leurs sandwichs aux canards, ce qui ne tarde pas d’attirer une troupe de mouettes criardes qui se joignent au festin. Le sac de la femme semble contenir une quantité infinie de nourriture, elle n’arrête pas de sortir des sachets de sucreries qu’elle tend à ses deux amis. Pendant un instant, j’envie leur complicité. À ce moment là, la femme embrasse les deux hommes, chacun leur tour, et je comprends qu’il s’agit d’un trouple d’amoureux. Le bateau-mouche accosté tout près se met à gronder, tel un aspirateur géant.

14h41
Deux jeunes garçons arrivent, ils parlent anglais et ont un air bedonnant et idiot. Ils s’asseyent au bord de l’eau et l’un d’eux joue avec un baton. Il le frappe frénétiquement contre la pierre jusqu’à ce qu’il soit complètement détruit. Il s’empare alors d’une branche de l’arbre, pleine de feuilles, et continue de frapper avec frénésie contre le sol. Son camarade décide de le filmer. Cette scène surréaliste se poursuit pendant quelques minutes, avant qu’ils ne découvrent ma présence. Je parle avec eux pendant quelques minutes en glissant discrètement dans la conversation l’idée que ce n’est pas génial de faire du mal à l’arbre. Bien entendu, ils veulent savoir comment je suis monté dans l’arbre, et quand je leurs réponds «en grimpant», le plus benêt des deux laisse échapper un «comment ?» accompagné d’un air de confusion totale. Puis, la mère arrive, me salue d’un regard craintif, leur ordonne de ne pas me parler et toute la famille disparait, laissant le sol jonché de jeunes branches fraichement déchiquetées.

15h12
Je commence à avoir envie de partir. J’ai eu ma dose de bêtise humaine. «Et devant nous, le pont-neuf, il a 400 ans et c’est le plus beau pont de Paris», lance le bateau-mouche d’une voix monocorde.

15h23
Un homme à la démarche étrange déboule en grignotant un morceau de pain. Il a une sacrée dégaine: ses tongs sont rafistolées et tiennent à ses pieds avec des fils de scoubidou multicolores. Il jette un oeil autour de l’arbre, m’aperçoit et repart aussitôt sans répondre à mon salut.

De retour au sommet, je réalise qu’il se trame quelque chose sur la rive gauche, à hauteur de la péniche «Sun Day». Un véritable attroupement s’est formé sur le pont piéton juste à côté. Il s’agit vraisemblablement d’un tournage, c’est déjà le troisième que j’observe depuis que je suis à Paris. Juste sous mes pieds, un groupe de jeunes gens entonne joyeusement: «joyeux anniversaire, Charlotte !». Sur de petits gateaux sont disposées des bougies qui se rallument toutes seules, relançant avec leurs flammes l’élan de la chanson à chaque fois. C’est la fête.

15h51
Un bateau au nom d’ «Île de France» vient de passer empli d’un groupe de personnes âgées. Tandis que la plupart sont à table, un groupe de vieilles dames se dandine devant le bar en se déhanchant calmement. La scène dégage un charme désuet. En contrebas, les jeunes élaborent une stratégie pour libérer la guêpe que l’un d’eux a piégé entre deux gobelets en plastique. Les ados décident d’attaquer l’insecte à l’aide d’un déodorant aérosol. Avant de passer à l’action, les deux plus peureuses s’enfuient avec leurs affaires tandis que le duo restant, une fille et un garçon, se préparent à passer à l’attaque. Après quelques pshitt, le gobelet glisse des doigts de la jeune fille et dégringole dans la Seine. Le garçon achève la guêpe avec un livre. Ils répètent en criant: «le gobelet il est dans la mer !». Ils partent.


À la fin de cette journée, annonciatrice d’une semaine riche en évènements, je descends de mon arbre et traverse à vélo les 4ème et 12ème arrondissements de la ville pour rentrer chez mon père, qui m’héberge dans son appartement de Fontenay-Sous-Bois, à l’est de Paris. Sur la route, je pense à la chance que j’ai de passer une semaine dans cet endroit si spécial. Je m’interroge sur la place que ma propre vie occupera dans ce récit. En effet, j’ai évoqué mon état d’esprit embrumé, voire confus. Faut-il que j’expose et développe les raisons de cet état ? Que j’évoque les doutes et les peurs qui me traversent, les convictions et les forces qui me portent ces jours-ci ? Cela risque d’être inévitable, et je m’inquiète de l’intérêt de ces détails autobiographiques pour le sens de mon récit. J’ai peur d’encombrer la lecture de ce texte, n’ayant pas vraiment défini de cadre pour cet travail d’écriture. En même temps, cela ne fait qu’ajouter à l’anecdotique qui me sert de trame pour exprimer un propos que je n’ai pas encore véritablement cerné. Je décide de me laisser porter.

Au terme de ce Lundi passé dans l’arbre, une chose est claire, mon rapport à l’autre sera un des fils conducteurs de cette semaine. Je reviens de loin. Il n’y a que quelques années, je tenais avec assurance le discours orgueilleux de l’aspirant rebelle anti-système, qui consistait pour faire court à proclamer ceci: mes semblables sont des moutons, tous les adultes sont stupides, et les différentes instances d’autorité auxquelles je suis censé me soumettre sont illégitimes face à mon existence que je compte bien mener de la façon qu’il me plaira. Mon expérience quotidienne d’être intégré à la société pouvait se résumer ainsi: je n’aime pas les gens. Si je me suis attendri avec le temps et ai appris à découvrir la beauté qui se cache en chacun de nous, j’ai encore quelques séquelles de cette phase puérile. Essentiellement, cela se manifeste avec l’idée absurde mais solidement ancrée dans mon esprit que grâce à une miraculeuse suite d’évènements, j’ai échappé à la moulinette normative et suis donc en quelque sorte le dernier espoir de la civilisation, le dernier homme qui puisse renverser l’ordre établi.

Comme l’écrit Paul Audi, «tel est l’artiste conscient de ses responsabilités qu’il se sent de prime abord appelé à sauver ses pauvres contemporains d’une terrible “aliénation” qui, semble-t-il, ne l’a pas atteint lui-même»1 — quand je lis cette phrase, j’ai vraiment l’impression qu’il se moque de moi. De fait, être un artiste, c’est mon excuse pour ne pas chercher à gagner ma vie, puisque je suis bien trop émancipé pour perdre mon temps à travailler pour de l’argent comme tout le monde. Évidemment, d’autres devraient se charger de fournir l’effort nécessaire à ma propre subsistance, vu l’importance de la mission dans laquelle je m’engage par pur altruisme envers l’humanité.

Mais au terme d’une journée comme aujourd’hui, passée en grande partie à pester contre mes semblables, que penser de cette générosité, de ce don de ma personne qui donne sens à mes actes ? Pourquoi vouloir sauver mes contemporains, ceux-là mêmes qui me procurent tant de dégout et de désespoir ? Surtout, qu’est-ce que tout cela raconte par rapport à mon égocentrisme ? Je ne vaux surement pas mieux que ceux que je dénonce. Ma différence est un leurre, mes discours sont du vent. À quel point ? Un bourgeois dégoûté par la bourgeoisie, ça c’est original ! Mais comment s’en sortir ?

Pour Épicure, la vertu du sage se situe dans l’autarcie c’est-à-dire l’autosuffisance. Au début de son parcours philosophique, Spinoza pensait lui aussi qu’il pouvait s’en sortir tout seul. Que la connaissance lui offrait suffisamment de joie pour ne pas s’embarrasser du devoir d’élever ceux qui l’entouraient au même niveau de savoir.

Mais, assez vite, il s’est rendu compte que la joie d’être libre, de saisir les enjeux du monde pour mieux leur échapper, ne pouvait être vécue que si ceux qui l’entourent eux aussi avaient accès au même savoir. Si l’on est en désaccord avec son voisin, certes, comprendre les raisons de ce désaccord amène déjà une certaine dose de joie, mais celle-ci ne sera complète que lorsque le voisin saisira aussi avec clarté les termes de la situation. Ainsi, dans le quatrième volume de son oeuvre majeure, Éthique, il explique que l’homme libre tente d’établir une amitié avec les autres2. Qu’il doit tenter de guider les autres vers la connaissance pour ensemble, accéder au bonheur ou «bien suprême».

Suis-je en train de suivre le même parcours ? Ou encore en train de romancer ma prétendue supériorité en évoquant cette qualité d’homme libre ? Ce qui est sur, c’est que Spino n’était pas idiot. J’espère juste ne pas l’être complètement.


Mardi 19 Aout 2019


«Tenons-nous-en aux faits. Le Temps est immédiatement donné. Cela nous suffit, et, en attendant qu’on nous démontre son inexistence ou sa perversité, nous constaterons simplement qu’il y a jaillissement effectif de nouveauté imprévisible.

La philosophie y gagnera de trouver quelque absolu dans le monde mouvant des phénomènes. Mais nous y gagnerons aussi de nous sentir plus joyeux et plus forts. Plus joyeux, parce que la réalité qui s’invente sous nos yeux donnera à chacun de nous, sans cesse, certaines des satisfactions que l’art procure de loin en loin aux privilégiés de la fortune : elle nous découvrira, par-delà la fixité et la monotonie qu’y apercevaient d’abord nos sens hypnotisés par la constance de nos besoins, la nouveauté sans cesse renaissante, la mouvante originalité des choses. Mais nous serons surtout plus forts, car à la grande oeuvre de création qui est à l’origine et qui se poursuit sous nos yeux nous nous sentirons participer, créateurs de nous-mêmes. Notre faculté d’agir, en se ressaisissant, s’intensifiera. Humiliés jusque-là dans une attitude d’obéissance, esclaves de je ne sais quelles nécessités naturelles, nous nous redresserons, maîtres associés à un plus grand Maître. Telle sera la conclusion de notre étude. Gardons-nous de voir un simple jeu dans une spéculation sur les rapports du possible et du réel. Ce peut être une préparation à bien vivre.»

Henri Bergson, Le possible et le réel (1920)


6h34
Je suis dans l’arbre. Il est tôt. La lumière est superbe. J’ai l’impression d’être le premier à être arrivé sur les lieux. Me hisser est plus difficile que les jours précédents, je sens que je dois être plus attentif aussi car je ne suis pas tout à fait réveillé. Les couleurs qui m’entourent sont splendides, le vert des feuilles et le bleu de la Seine s’entremêlent en un camaïeu très réussi. Une bonne nouvelle: le nid est inoccupé, je l’ai vérifié avant de grimper. Les vestiges de la soirée d’hier sont encore là. Au sol, bouteilles, cannettes et détritus. Curieux, je me demande si j’assisterai à leur nettoyage.

7h01
Un homme assez âgé arrive. Sa démarche est patibulaire, il traine les pieds au sol. Il porte un grand sac de courses. J’ai l’impression qu’il est à la recherche de bouteilles à consigner. Je me racle la gorge et sort un timide bonjour qui ne parvient pas à détourner son attention, comme si il ne l’avait pas entendu, ou pensait l’avoir rêvé. Soudain, un chant d’oiseau, si doux ! Le paysage sonore est un peu pollué par le camion de nettoyage sur la rive droite, et le grondement grave d’un avion qui traverse le ciel.

7h10
Deux employés de la ville de Paris viennent récupérer les poubelles et ramassent les déchets au sol. L’un d’eux glisse son bras sous le feuillage pour attraper une bouteille de vin posée au sol, et j’aperçois son visage pendant un court instant. Je remonte maintenant au sommet. Sous le pont piétonnier qui traverse mon champ de vision, deux tentes se font face à face, glissées dans leurs renfoncements. Sans gène, je me dis que ce n’est sans doute pas le pire endroit pour dormir, moi qui n’ai jamais passé une nuit dans la rue. Je médite sur cette réflexion, perché face à la ville qui s’éveille. Deux mouettes se bousculent la place sur un lampadaire.

7h56
Il ne se passe pas grand chose. Le soleil filtre doucement à travers les nuages, ses premiers rayons scintillent sur le fleuve et parviennent jusqu’à moi en traversant le rideau de feuillage. Une cloche sonne. «Il est huit heures, Pââris !».

Il y a une zone très précise dans la Seine où les vagues changent d’aspect et se transforment en vaguelettes au motif plus fin. L’effet est surprenant, presque comme si cette partie délimitée de la surface de l’eau s’imprimait en négatif sur ma rétine. Phénomène encore plus étrange, une toute petite partie de cette zone reflète la lumière différemment, comme si l’eau elle même émettait une lumière bleue turquoise intense. Tandis que je prends note, le phénomène disparait progressivement et s’est totalement effacé lorsque je termine cette phrase. Il est 8h15.

8h33
Un homme s’approche avec une dégaine atypique. Il est muni d’un bâton. Je lui dis bonjour, il me répond «Salut, ça va ?» et repart. En remontant au sommet de l’arbre je l’aperçois plus loin qui fait mine de pêcher mais son bâton est trop court pour atteindre l’eau, et je n’arrive pas à distinguer d’ici si sa canne est équipée d’un fil.

De l’autre côté, la vedette du pont neuf «Parisis» se met à crachoter de l’eau, signe que le capitaine a pris les commandes du navire. Dans le fleuve, le passage d’une péniche a laissé une même trace que celle que je décrivais tout à l’heure, reproduisant également le mystérieux effet lumineux. Je suppute qu’un renfoncement dans le lit du fleuve est à l’origine de ce phénomène étrange, mais aimerais beaucoup en avoir le coeur net.

9h13
Une jeune fille prend son petit déjeuner au bord de l’eau. Elle m’aperçoit quand je descends vers elle et me sourit. Nous nous saluons. Elle utilise son miroir, peut-être pour m’espionner ou me prendre en photo. Je fais mine de ne pas m’en rendre compte et détourne mon attention ailleurs.

09h21
Trois américaines, deux femmes et une enfant, s’installent pour une séance photo. À ma vue, la photographe s’exclame: «How crazy is that ?»

09h25
Un jeune pêcheur apparait et lance son fil au bout duquel pend une sorte de ver gluant en matière plastique rose fluo. Il reste là, me tournant le dos pendant moins d’une minute avant de repartir. Soit les pêcheurs ici sont particulièrement impatients, soit un indice leur permet de conclure en un instant que ce n’est pas un bon coin à poisson.

9h39
Un jeune homme m’aperçoit et constate: «Hé, t’es perché là haut !» Il tourne en rond, plein d’hésitation, puis finit par s’installer et rouler son pétard. Je lui tourne le dos pour ne pas l’intimider davantage. Ici les gens ne parlent pas trop. C’est bien que je ne reste qu’une semaine. Quelque part, j’ai un peu envie de rentrer chez moi.

9h44
Les deux éboueurs reviennent avec la poubelle et y jettent les bouteilles que l’homme au baton a posées à côté sur le banc de pierre. Est-ce pour ça qu’ils ne viennent pas nettoyer jusqu’au bout ? Une sorte de rituel complice ?

10h05
Je laisse divaguer mes pensées en regardant les péniches passer. La plupart d’entre elles ont l’air d’être habitées par des familles, et j’imagine comment ça doit être de grandir ainsi, à voyager en permanence au rythme tranquille des flots fluviaux.

10h13
Quand j’émerge de ma douce rêverie, je m’aperçois que mon pull est tombé par terre. Je redescends vers les premières branches et découvre la présence d’une jeune fille sur le point de partir, je l’interpelle en vain et la regarde disparaitre derrière le manteau de feuilles. Je m’en veux de l’avoir ratée, car il y a quelque chose de séduisant dans sa démarche. Je me dis que c’était surement la femme de ma vie. Et maintenant, je dois rester à l’affut pour récupérer mon pull. J’ai l’impression que tout ce qu’il m’arrive est follement palpitant mais je me demande vraiment ce qu’en penserait un lecteur étranger à l’action.

Le bateau des pompiers patrouille à quelques mètres de l’ile. Heureusement le saule me camoufle parfaitement. L’un d’eux plonge à l’eau et je l’observe passer devant moi avec son tuba, suivi du bateau d’où me proviennent des voix et des sons de talkie-walkie.

10h34
Après hésitation, je décide d’ouvrir mon paquet de biscuit mais de n’en manger qu’un seul sur les trois. Quand je l’ai fini bien sur, j’ai envie de manger le deuxième. Je décide de ne me le permettre qu’après onze heures.

10h39
Le couple d’hollandais assis se lève et je leur demande gentiment de me passer mon pull. Lorsque je le leur montre du doigt, ils ont une réaction de frayeur, comme si ils n’osaient pas s’en rapprocher. Flottement, ils ne savent vraiment pas quoi faire, l’homme semble s’être éteint et en attente que la situation se résolve d’elle même. Finalement, c’est la femme qui se décide à le ramasser et me le lance du bout des doigts. Victoire ! Pour fêter ça, je plonge le bras en direction des biscuits avant de me rappeler de mon contrat. Dommage, je l’avais presque mis en bouche.

10h44
Nouvelle séance photo, de nouveau deux femmes et leur photographe. Les modèles s’installent au bord de l’eau et font semblant de discuter mine de rien tandis que le déclencheur de l’appareil photo mitraille dans mon dos. Elles partent, toutes trois sans me voir. Un instant après, une touriste débarque et se prend en selfie devant la vue avec un sourire crispé. Lorsqu’elle m’aperçoit dans l’écran de son téléphone, je décide de la saluer. S’en suit une conversation nerveuse, faussement cordiale et tiquée. La femme et sa jeune fille prennent leurs jambes à leur cous.

10h59
Je m’interroge: étais-ce une bonne idée d’attendre pour manger ce biscuit ? J’ai l’impression que j’en avais plus envie tout à l’heure que maintenant. Les cloches sonnent. Je croque. La première bouchée engloutie, je m’arrête sec: je réalise que le plaisir de la restriction, la torture de l’attente a pris le dessus sur la simple gourmandise et j’hésite à le reposer pour le terminer à une nouvelle heure programmée. Un instant après, il a disparu dans ma bouche.

J’observe le motif de l’eau, c’est totalement hypnotique. Je me dis que c’est bien plus réussi que la plupart des oeuvres d’art contemporain, que c’est vraiment juste une question de cadrage. Si je pouvais en découper un carré et le mettre au mur, je serais sans doute le nouveau Anish Kapoor.

Pendant que je me raconte ces bêtises un peintre s’est installé juste en bas. Je le vois sortir son matériel et choisir son pinceau. Il se gratte l’oreille pendant un temps considérable avant de sortir ses tubes de peinture. Laissons le seul un moment, je reviendrai le voir un peu plus tard.

11h28
La concentration du peintre me captive. Je décide de manger le dernier biscuit à 11h45, voire même midi si je tiens jusque là.

11h32
Près de la berge d’en face, côté Louvre, un cygne. C’est le premier que je vois ici.

11h56
Les touristes défilent. Flottement. Une femme asiatique me salue timidement et va s’assoir au bord de l’eau. Elle s’affaire à prendre en photo le paysage. Elle dégage quelque chose de très paisible qui correspond bien à l’atmosphère qui s’est installée ici, entre le peintre et moi.

12h09
Le peintre est toujours affairé. Je repense à l’homme que j’ai rencontré hier matin et à sa phrase: «c’est la différence entre voir et regarder». Voulait-il parler de moi, et est-ce le point en commun entre le peintre et moi, chercher à réellement voir ce qu’il se passe ici ? Contrairement aux touristes qui ne restent qu’un instant, et prennent des photos qu’ils *regarderont plus tard ? Est-ce que le peintre voit quelque chose de spécial, au-delà des couleurs d’un paysage somme toute commun ?*

De même, est-ce que je vois au delà de ma propre personne lorsque j’écris, et qu’est-ce que je cherche à voir ? Ce sont des questions difficiles. J’espère que j’aurai droit à une autre rencontre avec ce monsieur — je décide de l’appeler l’homme de vision.

12h38
À nouveau, je suis découvert par une touriste via l’écran de son téléphone tandis qu’elle se miroitait assise sous l’arbre. Je me dis que l’effet de mon apparition dans l’intimité de son rapport avec son écran doit être quelque peu saisissant. Quand elle me remarque enfin, je suis déjà apparu de nombreuses fois à l’image, la jeune fille basculant frénétiquement d’une application à une autre. Elle laisse alors échapper un: «oh my god !»

Un groupe d’enfants déboule et encercle le peintre, lui bouchant complètement la vue. Heureusement, l’artiste reste impassible jusqu’à ce que les parents arrivent et rappellent leurs morveux à l’ordre. S’ensuit une séance photographique tout ce qu’il y a de plus banale, immédiatement révisée par les enfants qui se regroupent autour de l’appareil.

Soudainement, c’est l’anarchie. Des touristes arrivent de tous les côtés et prennent en photo le peintre, le paysage, leurs enfants. Finalement, le calme revient. Deux garçons vont silencieusement s’asseoir près de l’eau et prennent l’obligatoire cliché de la vue.

13h00
Pour la première fois, quelqu’un s’assied au pied de l’arbre, contre son tronc: un couple de touristes asiatiques, âgés. Ils mangent du pain sans rien dessus. Je me demande quelle est leur histoire.

Le peintre semble avoir terminé son tableau. En un instant, il remballe ses affaires, se relève et se met en marche. Je tente de l’interpeller, en répétant: «Bonjour, monsieur !» mais il ne m’entend pas et disparait au loin. Cela me rend très triste, il ne saura jamais que nous avons partagé ce moment. Pourquoi les gens sont seuls, pourquoi je me sens si seul ?

13h25
Deux touristes arrivent dans mon dos, elles ont l’air idiotes, essaient de me prendre en photo à mon insu mais échouent lamentablement. Au bout d’un moment je décide de leur dire bonjour et les deux femmes s’en vont sans la moindre once de civilité à mon égard. Est-ce le peintre qui m’a vexé ? J’ai hâte de partir d’ici, en plus la faim commence à doucement me ronger. En bon garçon bien éduqué, je décide tout de même de rester jusqu’à 14h30 pour respecter l’horaire de ma journée de huit heures, décision certainement prise sous l’influence de l’épisode des biscuits de ce matin.


La civilisation contemporaine repose sur les principes de régularité et de reproductibilité, cela assuré par l’universalité de la règle du temps. Aujourd’hui le temps tel qu’il est défini arbitrairement par la science et dessine notre expérience quotidienne n’est autre qu’une technologie industrielle, il suffit de voir la définition d’une seconde3 pour se rendre compte qu’il s’agit d’un outil de pouvoir qui privilégie ceux qui produisent et établissent ce standard. Il y a bien une dimension patriarcale et coloniale dans le dicton, «Le temps, c’est de l’argent». Moi-même, dans ce journal, c’est à ce temps que je me réfère à chacune de ses entrées. C’est ce temps-là avec lequel je structure ma vie, mes objectifs, ma sociabilité. C’est ce temps qui n’arrête pas de filer, toujours tout droit, et qui provoque tant de stress et d’anxiétés autour de moi.

C’est aussi cette notion du temps qui, au 15ème siècle en Europe lorsque les horloge se sont érigées sur les murs des usines, a été fondamental à l’établissement et l’expansion du capitalisme, où le profit du capitaliste ou surplus est dérivé en payant moins au travailleur pour son travail que la valeur du produit de ce travail. Ainsi il suffisait de faire travailler les ouvriers plus longtemps que ce qui était nécessaire à la reproduction de leur existence et de leur force de travail pour accumuler du capital. Et là se cache la violence de ce système: le travailleur a déjà mérité son salaire après quatre heures mais il doit en travailler huit ; si le travailleur garde ou se ré-approprie ce temps à lui, il vole le capitaliste.

Standardisé et déployé à grande échelle avec l’arrivée de la locomotive à vapeur au 19ème siècle, c’est ce temps là qui fait aujourd’hui tourner les appareils digitaux qui nous entourent. Car au coeur de chacune de ces machines se trouve une horloge, et celle-ci n’est pas seulement destinée à nous donner l’heure. Son rôle est d’organiser et de séquencer tous les processus des ordinateurs. Si l’horloge ne fonctionne pas, ces processus s’arrêteront, l’appareil figé en dehors du temps.

C’est cette division régulière et universelle du temps qui permet à nos machines de s’intégrer dans le réseau des machines. C’est elle aussi qui permet l’instauration de micro-évènements qui, si ils sont guidés par des logiques capitalistes mettent en péril notre subjectivité ou notre souveraineté sur l’expérience de notre vie. C’est l’obsolescence de l’individu face à la dictature du temps.

Alors, l’idée de grimper dans un arbre, c’est un peu une résistance à cet ordre là. C’est presque un retour à l’archaïsme. C’est dire, la meilleure horloge pour décider de l’heure d’un repas, c’est mon ventre ! En rappel aux temps ancestraux où le temps, c’était d’abord quelque chose de cyclique et non linéaire. Les jours et les saisons rythmaient la vie davantage que les horaires des trains ou les transactions financières ajustées à la micro-seconde. Ce serait illusoire de dire qu’on s’y sentait mieux, qu’il y avait moins de souffrances et d’injustices, mais tout de même, il n’y a pas de raison d’accepter d’être soumis à l’impérialisme contemporain du temps.

Cette démarche, c’est aussi un retour à la contemplation, si difficile à atteindre dans l’existence contemporaine. Simplement, il m’arrive de m’ennuyer lorsque je suis dans les arbres, ce qui est devenu extrêmement rare lorsque je suis à la surface du sol. J’ai donc le temps pour remuer des idées dans ma tête, voire des embryons d’idées encore abstraits qui trouvent l’espace pour se former, alors qu’ils se seraient surement évaporés si ils étaient apparus au cours d’une journée ordinaire, lorsque je me soumet à la cadence de notre civilisation.

Or la contemplation est nécessaire pour s’extraire de ce rythme, de cette perspective à la première personne. Pour se poser des questions face à soi-même. Contempler, c’est regarder qui l’on est. Le miracle d’être là. Plus joliment, Plotin écrivait déjà au troisième siècle après Jésus Christ: «Contempler, c’est contempler plus encore, et s’apercevoir dans un Soi infini»4. Pour un enfant, la contemplation est une chose plus évidente puisqu’il s’agit encore pour son être de découvrir le monde et non pas de le maitriser. Contrairement aux adultes, il n’a pas encore l’illusion de posséder le savoir. Paradoxalement, les mystères qui l’entourent rendent son rapport au monde plus direct, porté par la curiosité. Il suffit parfois d’un peu de distance, que ce soit perché dans un arbre ou à hauteur des yeux d’un enfant, désaxée par rapport aux adultes, pour que se dévoile le monde dans toute sa simplicité.

De même pour un enfant, saisir les enjeux de la planète ne semble pas si compliqué. Six ou sept milliards d’êtres humains, ça n’est jamais qu’une grande famille. On finira bien par s’entendre. Quand j’étais petit, je croyais qu’on allait y arriver. Tous ensemble, il n’y avait pas de raison que ça n’aille pas mieux. Pour moi, les guerres, les famines, tout cela faisait partie d’une époque presque révolue. L’obscurantisme, quelque chose appartenant au passé. Mes parents et leurs amis m’apparaissaient comme des êtres rationnels, intelligents ; ainsi, on pouvait compter sur les adultes d’aujourd’hui pour gommer les erreurs de leurs aïeux, qui devaient être embrumés par je ne sais quelle puissance maléfique levée depuis. Les problèmes du monde n’étaient que de la mauvaise gestion, et on n’allait pas tarder à réajuster tout ça pour que les réserves ne pourrissent plus et que les petits enfants africains mangent à leur faim.

En fait, j’étais naïvement mais profondément internationaliste, cette position idéologique qui défend la solidarité entre tous, par delà les frontières. Aujourd’hui cette idée ne figure dans le programme d’aucun parti. Elle n’a presque aucune couverture politique dans les circuits conventionnels. Elle ne fait pas partie de l’imaginaire collectif, si ce n’est au travers d’une chanson, l’internationale, désormais scandée par des bourgeois qui jouissent de leur privilèges dans une économie néolibérale d’aspiration individualiste plus que collective. L’illusion est fragile, tout le monde est en conscient: l’internationalisme est mort, et que chacun sauve sa peau du mieux qu’il pourra. Dans ce contexte, mieux vaut jouir que réfléchir, si tant est qu’on en a les moyens.

Croire en l’humanité, est-ce encore possible ? «Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparait comme un mauvais film»5, écrit Deleuze dans L’image-temps. Poursuivons notre chemin.


Mercredi 20 Aout 2019


«La séduction représente la maîtrise de l’univers symbolique, alors que le pouvoir ne représente que la maîtrise de l’univers réel.»

Jean Baudrillard, De la séduction (1980)


«Celui qui promettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros.»

Sigmund Freud (1914)


09h01
J’aime bien me perdre sur le trajet entre Fontenay-sous-Bois et l’ile de la cité. Je n’ai pas suivi deux fois le même parcours. Ce matin mon détour était un peu plus long, puisque j’ai décidé de ne pas utiliser mon téléphone. J’ai donc du demander mon chemin à des passants lorsque je me suis égaré.

C’est mon troisième jour d’affilée dans l’arbre. J’avais oublié la fatigue physique que cet exercice entraine. Je me suis réveillé embrumé et fourbu. Mon père a l’air fier de moi. Il semble apprécier mes départs matinaux, le sérieux de mon effort. Je ne crois pas qu’il s’attendait à ce que je sorte de l’immeuble avant lui, chaque matin, et revienne avec toujours autant de détermination.

9h38
J’écris quelques idées sur le projet Met Liefde d’Agathe, son spectacle sur l’amour. En y réfléchissant je comprends maintenant la raison pour laquelle elle s’est lancée là dedans. Il n’y a rien de si fort que l’on peut vivre encore, lorsqu’on est un bourgeois. La mort, sans doute. La violence, à de rares occasions. Mais qui a envie de parler de ça ? Reste donc l’amour, l’amour dont on a tant parlé. Faire un spectacle sur l’amour, sans justement en parler, mais plutôt faire de l’amour sur scène, quelle idée lumineuse. Ne pas «parler de» mais «faire», «faire corps», c’est d’ailleurs cela qui m’attire vers la danse.

9h52
Une jeune fille s’est assise au bord de l’eau. Elle est «sur» son téléphone, comme on dit, ou plutôt «dedans», captive. Quelque part au loin, un saxophone échappe quelques notes éparses, formant un petit air de jazz. Soudainement, la jeune fille éclate de rire, d’un de ces rires étranges, animaux, que l’on ne se permet habituellement pas en public.

10h23
Je n’ai toujours rien écrit sur qu’il se passe autour. Mon état d’esprit depuis hier et l’absence de visiteurs sont propices à ce moment d’introspection. Je repense à cette question: qu’est-ce que je cherche à voir ici à part moi même ? Au moins, j’arrive à ne pas me mentir. Cette fois-ci, j’ai choisi cet arbre pour ses qualités romantiques, et non pour son emplacement stratégique dans un tissu social. Profitons-en, alors. Il n’y a que le saule et les notes de saxo pour m’accompagner ce matin.

10h31
Cette journée s’annonce particulièrement musicale: tandis qu’un autre instrument a fait son apparition dans la direction opposée, vers le pont des arts, le chant d’une voix féminine a remplacé le sempiternel exposé du bateau-mouche qui passe à côté de moi. Les pompiers font leur petite ronde en bateau en croisant le zodiac toujours pressé de la préfecture de police qui n’arrête pas de passer en trombe. L’air est un peu frais et s’engouffre dans les trous de mes chaussettes.

10h48
♫ «toi qui me malmènes, je ne peux plus vivre sans toi» ♪♬

10h57
Un homme assis à la pointe de l’île semble plongé dans ses pensées, ses pieds sont nus et ses chaussures posées à côté de lui. Il rit quand il me découvre, le cou tordu pour m’apercevoir manger mon bout de pain avec du chocolat. Je suis content qu’il puisse profiter de ce moment de calme, l’agitation touristique nous épargnant jusqu’ici. Sa présence est douce, j’aimerais que ce soit toujours comme ça.

11h06
Un instant après son départ, un groupe d’espagnols fait son apparition. Ils ne restent qu’un instant, le temps qu’un des hommes prenne deux ou trois photos d’une femme vêtue d’un haut jaune tournesol et d’un jeans moulant. Tous ces hommes ont vraiment de gros appareils photo. Ça doit être épuisant de porter ça à la longue.

11h21
«toi qui me malmènes, je ne peux plus vivre sans toi» ♪♫

Cette courte phrase qui se mord la queue et que je chantonne depuis tout à l’heure m’offre la chance de poursuivre mes réflexions sur l’amour et d’aborder la question qui m’intéresse: en quoi l’amour peut-il permettre de comprendre le monde ? À l’aide de cette rengaine qui tourne en boucle dans ma tête, je réalise qu’il y a une vraie similitude entre la souffrance provoquée par l’amour romantique, cette construction sociale et culturelle, et la force du capitalisme au travers de cette relation ambiguë que nous entretenons tous face à l’argent, à l’individualisme et à la loi du plus fort. Même ambivalence, même sentiment d’impuissance face à la violence des faits.

11h47
Un couple d’amoureux se bécote depuis un bout de temps, j’essaie de leur laisser un maximum d’intimité mais ma présence n’a pas l’air de les gêner. Ils viennent de se retrouver après leurs vacances. L’homme offre une petite peluche à la jeune fille. Quand ils m’aperçoivent, le garçon cherche d’abord ses mots puis me compare à Robinson Crusoe. Il me dit qu’il y avait une balançoire ici avant, ou quelque chose comme ça. J’aime cette idée : rien de tel qu’une balançoire pour pousser à la contemplation.

12h30
Je n’ai toujours pas envie de parler aux gens. Je préférerais encore faire un tête à tête avec un pigeon. En parlant d’eux, ils ont vraiment un cou très extensible. J’imagine que combinées, leur curiosité naturelle et cette capacité qu’ils ont à regarder dans tous les sens font qu’ils arrivent à subsister dans cet environnement hostile. Je ne sais vraiment rien sur les pigeons. Je me demande ce qu’ils savent de nous.

13h04
Doucement, sans prévenir, les paroles d’une chanson prennent forme. Amusant exercice auquel je ne m’étais jamais frotté.

13h25
Un groupe de jeunes gens apparait sous mes pieds tandis que j’écrivais ma chanson. Le modèle, tout de rose vêtu, porte de très hauts talons, un masque et un chapeau pointu. L’ambiance visuelle se situe entre manga sadomasochiste et dessin animé pour enfants. Ses amis glissent des roses dans les trous de son masque, blanches pour ses yeux et rouge pour sa bouche. L’étrange personnage me salue: il me surnomme mamie feuillage puis Pocahontas.

Le shooting commence et le modèle enchaine les poses. Ils me demandent mon aide pour dresser un grand voile de tulle rouge dans les branches de l’arbre, j’accepte ravi de pouvoir les aider. Ils dégagent tous une incroyable et inhabituelle douceur, et une sorte de naiveté juvénile pleine de charme. La façon dont ils s’adressent entre eux avec bienveillance m’apparait si éloignée de celle dont je suis si souvent témoin ici, et me laisse fantasmer d’une société émancipée de la violence induite par la logique bien implantée d’une masculinité froide et virile.

14h02
Mes nouveaux amis viennent de partir, quelle chance de les avoir rencontrés ! Nous nous sommes échangés nos contacts. Je suis descendu de l’arbre pour leur faire la bise et discuter quelques minutes avec chacun d’entre eux. Le photographe Fabio me propose de poser pour lui, je réponds oui sans trop réfléchir. Ils sont tous fort touchés par ma démarche.

15h06
Je continue d’écrire ma chanson. Les gens en bas me remarquent et me sourient. Plongé dans l’écriture, je ne fais pas trop attention. Il va falloir que je descende pour aller aux toilettes. Curieusement, ça fait bizarre de repasser à la prose après avoir travaillé des rimes, ces phrases que j’écris me paraissent bien plates.

15h36
J’ai du faire un long périple pour trouver des toilettes publiques, et je suis de retour tout essoufflé. Quand je remonte un homme m’observe avec beaucoup d’amusement. Il me demande si je compte fumer un joint là haut. Je lui réponds que si je faisais ça je risquerais surement de tomber. Il rit et s’en va.

16h36
Je décide de partir. Pendant que je détache mon vélo, un jeune garçon qui fumait un joint sous l’arbre il y a un instant accourt dans ma direction. Il me demande: «vous étiez dans l’arbre ? Vous avez sauté de l’arbre ? Mais c’est fou !» Il n’en revient pas. Il n’arrive pas à s’en remettre.


Il y a beaucoup de thèmes que j’aimerais approcher dans ce récit. Ici il me parait nécessaire d’ouvrir une petite parenthèse autobiographique pour aborder cet épineux sujet qu’est l’amour. Car de fait, l’amour, ça n’est jamais simple. En tout cas c’est ce qu’on nous a appris. Car le modèle de l’amour, celui que l’on nous a vendu comme universel et rabâché en milles récits, c’est celui de l’amour romantique. Et la base même de l’amour romantique, c’est le moi en souffrance, une histoire terrible faite de frustrations, de drames et d’impossibles.

Par ailleurs, l’idéal de l’amour romantique est l’autosuffisance, les amoureux se complétant l’un à l’autre dans leur petite bulle fusionnelle. C’est l’amour infini, éternel, invariable. La source de mélancolie principale de tout adolescent qui se respecte. Un jeune Deleuze plein de trouble écrivait d’ailleurs, à vingt ans, parlant de la femme qu’elle est «dans son essence, ce qui a le pouvoir de me désintéresser du reste des choses, parce qu’elle est elle-même une chose sans rapport avec les autres, parce qu’elle est un monde sans extériorité. C’est cela qu’on exprime en disant: cette femme est désirable.»

L’amour comme échappée, donc. Un miracle, un rêve ! On se construit avec ce modèle en tête, comme perspective unique de ce qu’une relation amoureuse peut être, ou doit être. On reproduit les histoires, les schémas que l’on nous a servis comme guides face aux mystères de l’affection que l’on découvre sans être trop sur de soi. On se découvre possessif, jaloux, torturé, misérable. Au contraire, on vit les instants affectifs les plus intenses de son existence, on se plonge dans l’amour et (l’image de) l’être aimé, on s’offre entièrement à lui, on se promet la lune et autres fantaisies astrales.

Et puis, on grandit tout de même. On réalise que Cendrillon ou la belle au bois dormant, ça n’est pas tout à fait pareil que dans la vraie vie. On commence même à se demander si il n’y aurait pas une sorte de complot, quelque chose qui pousserait la société à promouvoir ce modèle du couple hétérosexuel monogame, candidat idéal pour reproduire le modèle de la famille nucléaire, socle de notre société garant d’une certaine cohésion sociale jugée nécessaire. N’y aurait-il pas quelques restes de propagande religieuse derrière tout ça ? La stabilité, c’est aussi ce que cherchaient les romains en posant les fondations du patriarcat en occident, qui nous poursuit jusqu’à aujourd’hui. Si l’église encourage la famille nucléaire conjugale et impose le mariage au moyen-âge, c’est dans un souci de contrôle, afin de fixer le groupe familial et d’en assurer la continuité religieuse, les registres d’état civil étant alors tenus dans les paroisses6. Mais soit, je m’égare.

On grandit, donc, et on commence à chercher des réponses. Que dit la science dans tout ça ? N’oublions pas que nous ne sommes que des animaux, des êtres de pulsions et d’instincts. Rivale d’une approche romantique des relations humaines, la biologie évolutioniste se targue de pouvoir à peu près tout expliquer au travers de la théorie de l’évolution biologique. Nous tombons donc amoureux comme l’homme des cavernes qui sommeille en nous, et il est ainsi propice de déconstruire nos comportements en analysant ceux de nos ancêtres.

Si l’on suit ce raisonnement, les circuits neuronaux de notre cerveau se sont formés au travers de millions d’années d’évolution où notre espèce a développé des attitudes et des comportements particuliers pour sa survie, et cela influence donc nos comportements actuels. Aussi, le couple monogame éternel gnangnan des comédies romantiques serait une hérésie face aux réalités biologiques de nos enveloppes corporelles encore guidées par des schémas préhistoriques.

En tout cas, la monogamie exclusive est un phénomène rare parmi les animaux et particulièrement parmi nos camarades mammifères. Et n’est d’ailleurs chez l’homme que marginale dans les pratiques culturelles pré-industrielles. En fait, le motif typique des relations humaines semble corroborer les hypothèses des chercheurs en biologie évolutive puisqu’il s’agit de relations durant à peu près cinq ans, même période de temps que celle dont les femmes des cultures traditionnelles ont besoin pour élever un enfant pendant la grossesse, l’allaitement maternel et l’éducation des tout-petit7. L’amour qui dure toujours serait donc purement une construction culturelle, loin de nous garantir un bonheur naturel.

Bien sur comme pour toutes les théories scientifiques, il ne s’agit que d’une construction narrative où plusieurs personnes, intellectuels, scientifiques et chercheurs se mettent d’accord sur certaines idées afin de défendre des positions ou des intentions parfois discutables. De fait, il serait dangereux de surévaluer l’importance de l’évolution dans la fabrique des comportements humains, les réduisant aux conséquences d’un processus de sélection naturelle destiné à maximiser la transmission de nos gènes à la génération suivante8.

Par exemple, ces hypothèses évolutionnistes ont été avancées pour défendre l’idée d’une différence entre les sexes qui serait naturelle, légitimée par la science et où l’homme serait génétiquement programmé chasseur, aventurier et pourquoi pas violeur tandis que la femme elle se trouverait réduite à son rôle maternel de procréatrice9. Il s’agit bien là d’une forme d’essentialisme franchement vaseuse. En conséquence, s’opposent alors dans les débats féminisme déconstructionniste et psychologie évolutionniste, comme si ces deux champs de recherche étaient incompatibles, l’un expliquant les rapports genrés au travers de la sociologie et des sciences humaines, l’autre de la biologie et des sciences «dures». Pour la défense des féministes, leur terrain d’étude nous est proche et assez bien documenté tandis que la psychologie évolutive est elle vouée à se baser sur une époque préhistorique sur laquelle nous n’avons finalement que peu d’informations. Je ne m’attarderai pas sur ce conflit, préférant laisser aux intéressés la liberté de se forger leur propre opinion sachant qu’il y a du bon à tirer dans les deux camps.

Tout ça pour dire qu’on peut affirmer, si l’on accepte cette idée d’hérédité comportementale, qu’il existe une véritable tension en ce qui concerne les relations amoureuses entre les injonctions culturelles auxquelles nous sommes soumis et le corps traversé d’instincts dans lequel nous sommes au monde. Déconstruire tout cela, cela voudrait dire dépasser ces deux carcans pour inventer un futur dans lequel nos relations sentimentales seraient émancipées de la violence inscrite dans nos héritages biologiques et sociétaux. En parlant des choses qui se passent dans nos têtes et dans nos corps. Le moins qu’on puisse dire c’est que ça demande du boulot et oblige à avancer pas à pas. C’est ainsi que j’en suis arrivé à investiguer cette forme de relation qu’est le polyamour.

En effet sur le papier, le polyamour remplit toutes les cases d’un cadre expérimental bienveillant pour entamer ce travail: défiance des normes sociétales, défense de l’honnêteté et de l’égalité entre partenaires, partage et empathie comme méthode de fonctionnement. On est à l’écoute de ses désirs sans pour autant faire n’importe quoi ou faire du mal aux autres, le plus dur étant en fait de faire la transition depuis les codes hétéronormatifs qui nous ont forgé vers cet espace où tout est possible. C’est précisément où j’en suis quand j’écris ces mots et la douleur qui accompagne ce changement est réelle, d’où l’écriture de cette chanson dont j’espère pouvoir vous dévoiler le texte avant d’arriver au terme de cette semaine passée à me languir au près de mon cher saule pleureur.

Je ne m’étendrai pas non plus sur le polyamour compte tenu de l’étendue de la littérature facilement accessible à ce sujet. Si ce n’est une remarque, que bien qu’il s’agisse réellement d’un pas en dehors et d’une remise en question d’une norme sociale, il ne faudrait pas non plus se bercer dans l’illusion d’être en train de briser tous les schémas castrateurs dans lesquels nous enferme notre bonne vieille culture judéo-chrétienne. Car si le polyamour s’oppose au schéma du couple monogame, il n’est pas à l’abri d’en reproduire certains des codes ou de s’inscrire dans des logiques individualistes ou narcissiques tout à fait conventionnelles à notre époque. Dans certains cas il ne s’agit simplement que de créer davantage de couples dans des relations qui prises isolément sont parfaitement normées. Enfin, il n’est certainement pas idéal pour tous. Il est donc tout à fait acceptable aujourd’hui de désirer vivre une relation stable et exclusive et de chercher à se dépasser dans ce cadre. Chacun son truc.

Je poursuis donc cette parenthèse autobiographique pour me pencher sur un autre aspect de mon existence qui a trait à l’amour et aux sentiments, celui de la séduction. En ce qu’elle envahit mes rapports sociaux avec tant d’importance, c’est un sujet à propos duquel j’ai depuis longtemps envie d’écrire quelque mots. Lançons-nous !

Je me suis souvent dit que quand même, il devait y avoir un immense potentiel d’émancipation dans l’idée de s’affranchir des rapports genrés tels qu’ils se construisent au cours du processus de socialisation que traverse chaque individu dans notre société. Au delà des questions liées aux parents, à Oedipe et pour éviter de tomber dans le freudisme le plus complaisant, disons que de manière générale mon rapport aux autres est de tout temps fortement influencé par le genre de la personne en face de moi. Pour résumer, il s’agit d’un mode de compétition avec les hommes, et de séduction avec les femmes.

Et en une phrase: c’est très fatiguant, que ce soit pour l’un ou l’autre cas. Bien sur, je me soigne, et ça va déjà beaucoup mieux depuis que j’ai commencé à déconstruire ma masculinité. Surtout au niveau de la compétition. Plus je développe ma confiance en moi en dehors d’une identité porteuse de valeurs masculinistes, au delà de cette image de la virilité qui s’est inscrite en moi au cours de ma construction identitaire, au moins je me laisse piéger dans ce schéma. Je n’ai plus besoin de faire le coq de basse cour à longueur de journée. Je me laisse moins entrainer dans ces jeux là et arrive parfois à refuser les codes qui me sont imposés. Je m’autorise même à être sensible, et fragile, sans devoir m’en cacher. Mais si l’attitude compétitive tend à se gommer en moi, la séduction elle, est encore solidement incrustée dans mon mode d’être.

De manière générale, la séduction est une attitude qui me caractérise assez bien. Enfant-roi, je passais mon temps à séduire les plus grands pour obtenir leur attention. De fait la plupart des enfants sont de petites bombes de séduction, ils maitrisent presque instinctivement le jeu par lequel leurs minauderies les nourrissent de compliments et de marques d’affection. Les adultes d’aujourd’hui ne sont pas très différents et le succès des «médias sociaux» s’explique en partie en ce qu’ils offrent une exemplaire plateforme de validation sociale, l’anxiété liée au nombre de «likes» ou de «followers» rejoignant ce phénomène psychologique primaire que l’on retrouve déjà au stade de l’enfance.

Ainsi, la séduction est-elle fortement ancrée dans notre époque. Il est même considéré comme normal de séduire pour convaincre ou pour réussir. Pour vendre ou plutôt pour être acheté. C’est ainsi que la séduction s’est imprégnée partout, réduisant les ambitions que l’on pouvait projeter sur nos activités puisque l’on doit toujours prendre en considération les impératifs de la séduction. Il faut que ça brille, que ça pulse, et que l’on comprenne tout de suite de quoi il s’agit: d’une parade. Le sérieux, le grave doit alors se travestir pour trouver sa place dans le paysage des activités humaines de plus en plus bariolé. En même temps, les propositions plus austères ou complexes sont inéluctablement repoussées, car moins séduisantes.

Doit-on accepter cet état de fait ? Comment pervertir cette logique qui étend son emprise sur nos existences ? Ce règne de la séduction semble pouvoir s’expliquer en partie en vue des caractéristiques structurelles du capitalisme actuel et notamment sa dimension digitale. Dans une ère où tout y compris les individus doit pouvoir être réduit à de l’information, fluidité et immédiateté sont des valeurs souveraines pour encourager la production, celle-ci étant la véritable logique qui domine notre existence aujourd’hui. La séduction a ainsi pour rôle de faciliter et d’accélérer la circulation, qui elle-même entraine l’essor de la production.

La séduction incite à la consommation, qui n’est autre que la production à nouveau: production de production. Elle permet de sans cesse nous créer des désirs, de nous faire oublier ce qui était à la mode il y a quelques mois. La séduction produit, vite et en grande quantité. C’est le désir en flux-tendus. Mais elle névrose aussi. La production de désir s’accompagne bien souvent de la production de frustration. Enfin, elle égare. Au service de la production, elle détourne des autres objectifs que peuvent être la survie, la connaissance ou simplement le bonheur.

C’est ce qu’on pourrait appeler le règne du lifestyle, ce qui me donne parfois l’impression de construire ma vie autour de l’image que je veux donner de moi et non de ce que j’aimerais vraiment qu’elle soit. L’ère du «fake it until you make it», ou plutôt du «fake it until you believe it»: on se séduit soi-même, jusqu’à ce qu’on croie à ses propres mirages. Le réel devient flou, le simulacre prend le pas sur ce qu’il tentait d’imiter. Terre d’illusions, la vie n’est qu’une succession de pirouettes et de feintes pour éviter de regarder en face la vérité que l’on cache prudemment au fond d’un puit. Les selfies et caméras ont remplacé les miroirs, et la médiation de nos images au travers de leurs parcours digitaux permet toutes sortes de mesures qui brouillent la clarté de nos reflets.

Cela rejoint la question du style. Car le style tel qu’il est conçu par l’être créateur, en cette ère où chacun est «artiste» de sa propre vie et producteur de son soi qu’il soit réel ou virtuel, n’est pas uniquement l’image de lui-même que l’être offre au monde. Il est en fait, la seule manière dont l’être dispose pour parvenir à s’ériger en lui-même. C’est un acte dont la dimension éthique est évidente lorsqu’on réalise à quel point il est central dans l’existence d’aujourd’hui: comment s’habiller, que manger, à quoi se vouer, tout cela au travers de questions stylistiques renvoie à des dilemmes où s’affrontent les sirènes du désir, extérieures, et les valeurs intérieures éthiques que l’on tente de s’imposer10. Face aux confusions de notre époque, on a l’impression qu’il faut soi-même se frayer un chemin, couper à travers la brume. Ce ne sont donc pas simplement des choix de l’ordre du gout ou de l’humeur, mais bien la construction d’un ensemble stylistique que l’on décide d’incarner en notre singularité d’individu.

Dans le paragraphe précédent, j’ai utilisé avec malice le mot «érigé» en parlant du style, car l’étymologie de ce mot, le grec stylos, veut dire colonne et que c’est toujours amusant de retourner voir chez les grecs une fois de temps en temps. De plus cela me permet d’évoquer le personnage du «stylite», figure solitaire qui se dresse au sommet d’une colonne. Le plus connu d’entre eux, Siméon le Stylite, fils de berger qui vécut toute sa vie dans l’ascèse et l’austérité de la foi radicale, passa trente-neuf ans sur sa colonne, pénitence à laquelle il se soumit jusqu’à sa mort en 459 après JC. Il inspira de nombreux imitateurs et la figure du stylite, ascète perché sur sa colonne perdurera tout au long de l’empire byzantin.

L’anachorète — celui qui s’est retiré du monde — n’était pas seul pour autant. Pèlerins et spectateurs lui rendaient visite, et pouvaient même monter à sa rencontre à l’aide d’une échelle. Il écrivait des lettres et prêchait à ses disciples d’éviter les jurons ainsi que l’usure, en ce sens il était déjà un peu une sorte de figure anti-capitaliste. Tout comme moi, il lui était impossible d’échapper au monde horizontalement, et il tentait donc d’y échapper verticalement. Sacré Siméon !


Jeudi 21 Aout 2019


«Un thème récurrent dans notre imagerie culturelle du genre est le statut privilégié des hommes pour accéder à la parole. Le terme même de l’organe sexuel masculin, “testicule”, est lié étymologiquement à la racine du mot “témoigner” - attester, avec fiabilité, vérité, autorité, dans le domaine public, des événements du monde. Ainsi, les concepts de masculinité et de témoignage sont liés dans le langage même que nous utilisons: dans la logique profonde de notre système lexical, pour être un “vrai” témoin, il faut, littéralement, avoir des couilles.»

Lucie E. White, Subordination, Rhetorical Survival Skills, and Sunday Shoes: Notes on the Hearing of Mrs. G. (1990)


– Le docteur: Numérotez l’enfant. Mesurez-le, groupe sanguin et isolation.
– L’infirmière: Le spectacle est terminé.
– La mère: C’est une fille ou un garçon ?
– Le docteur: Je pense qu’il est un peu tôt pour lui imposer un rôle défini, non ?

Monty Pythons, Monty Python: Le Sens de la vie (1983)


09h36
Je suis arrivé devant l’arbre il y a une vingtaine de minutes, chargé de mes affaires pour les prochains soirs que je passerai chez Claire. Du coup, je n’ai d’abord pas réussi à grimper avec mes sacs trop lourds: je les ai laissés à terre et ai poursuivi l’écriture de ma chanson sur mon téléphone. Mais, pris par un élan de détermination, et l’envie d’écrire dans mon carnet, je suis redescendu, et à l’aide d’une habile construction et d’un peu de poigne, ai réussi à me hisser avec tout mon fatras. Je me sens un peu coupable de m’être lancé dans l’écriture de cette chanson, car cela a grandement compromis le travail auquel je me pliais jusque-là, une fois de plus laissant mes histoires amoureuses envahir le cours de mes aventures arboricoles. Après, je me dis que j’aurai rarement l’occasion d’écrire des chansons d’amour sous un saule pleureur au bord de la Seine, alors autant en profiter. Comme les petits jeunes d’hier, qui n’ont pas l’air de se soucier de ce monde en crise, j’aspire moi aussi à un peu de légèreté.

C’est encore une matinée calme. Le saxophone est de retour, au loin.

10h05
Un couple d’amoureux arrive, je monte discrètement au sommet pour les laisser seuls. Quand je jette un oeil à terre, j’aperçois l’objectif de l’appareil photo d’un homme braqué sur moi. L’homme sourit et je descend pour le saluer mais il s’en va. Il aura préféré une photo volée à une rencontre comme souvenir de ce moment.

10h14
Un homme à la démarche fatiguée fait le tour de l’arbre, lentement, scrutant le sol, ramassant des mégots.

11h22
Une jeune fille est arrivée il y a quelques minutes, on dirait qu’elle attend quelqu’un. Elle reste debout avec son téléphone en main, puis par ennui se décide à prendre une ou deux photos de la vue. Un garçon arrive et les deux s’échangent un salut maladroit en restant à plus d’un mètre l’un de l’autre. Je comprends alors qu’il s’agit d’un premier rendez-vous, qu’ils ont du planifier via un site ou une application de rencontre. C’est la première fois que leurs corps se découvrent. La jeune fille aura emmené le garçon ici, dans cet endroit qu’elle aime bien. Je décide d’interrompre l’écriture de ma chanson pour ne pas rater cette scène.

Pendant ce temps là, juste sous ma branche une jeune fille pose pour les photos prises par sa mère. Elle est à moins d’un mètre de mes pieds mais elle ne me remarque pas.

12h12
Un couple de mariés en tenue, accompagné de leur photographe s’installe au pied de l’arbre, le temps de quelques clichés. Un groupe de touristes allemands arrive, les hommes rient de ma présence. l’un d’eux mime l’acte de secouer l’arbre comme pour me faire tomber telle une noix de coco. Par faiblesse, je ris jaune, et me trouble de ma propre réaction tant chargée de convention. J’aurais préféré lui adresser un air de consternation bien plus honnête et fidèle envers moi-même.

Je me dis que lors de la réécriture au propre de ce carnet, il faudra peut-être que j’enlève toutes les nationalités et origines géographiques qui ne risquent que de reproduire clichés et à-priori douteux. Dans ce récit aucun acteur ne devrait porter le poids de ses origines. J’avais déjà pris cette décision concernant les couleurs de peau, donc autant aller jusqu’au bout. Et dans le fond, pourquoi pas étendre cette idée au genre ?

13h08
Le duo de la rencontre est toujours là. Je suppose que ça se passe bien entre eux. De mon côté j’approche d’une version finale de ma chanson. Je me demande combien de temps il me faudrait pour l’apprendre par coeur.

13h19
Je suis redescendu un peu plus bas pour étudier la scène qui se déroule toujours à la pointe du quai. Finalement, je ne crois pas que l’alchimie soit fusionnelle: leur langage corporel commun est très mesuré, un peu pataud. On dirait qu’ils parlent d’un sujet sérieux, ils ont l’air de débattre comme de bons élèves dans un cours de secondaire. La jeune fille est un peu pincée, sa voix prend des tonalités acides. Pendant un long moment, elle tient son téléphone en main dont elle lui montre de temps en temps l’écran, ce qui lui permet de se pencher vers elle tout en maintenant une distance convenable.

Une fois le téléphone remballé, l’ambiance a l’air plus détendue. La jeune fille joue avec ses cheveux, elle raconte une longue histoire que le garçon écoute poliment. C’est un peu ennuyeux à regarder.

13h39
Quand je remonte pour profiter du soleil tout en haut de l’arbre, je découvre un zodiac de la préfecture de police portant le doux nom de «Cronos» en train d’aborder un petit voilier de plaisance, juste au niveau du Pont-Neuf. Les policiers s’adressent à l’homme à la barre du bateau. Le zodiac se rapproche au plus près de la coque, l’ambiance a l’air tendue. Les policiers escortent le navire, j’ai l’impression qu’ils veulent l’arrêter un petit peu plus loin sur les quais. La scène dégage une véritable tension oppressante, tandis que le conducteur du zodiac joue avec son gros moteur et tourne autour de sa proie pour bien lui signifier qu’il n’y a pas d’échappatoire, que tout espoir de fuite est vain. Ils disparaissent au loin. Quand je redescends, je découvre avec effroi que j’ai loupé la fin du rendez-vous: les deux jeunes gens sont partis, déjà remplacés par trois nouveaux couples qui se sont disposés dans l’arrondi du bout du quai.

14h42
Une famille nombreuse s’est installée sous l’arbre pour faire un pique-nique, l’excitation est générale lorsque la nappe se déplie.

Je repense à cette idée d’abolir le genre dans mes textes. J’ai l’impression que cela présente un véritable défi. La langue française étant fortement genrée se pose la question suivante: est-ce une bonne idée de continuer à écrire en français ? Faut-il alors le transformer, comme l’écriture inclusive qui ne reste tout de même qu’un ajustement un peu bancal ? Ou alors créer une toute nouvelle langue, en étant attentif à ne pas reproduire les biais de celle avec laquelle on a grandi ? Ce n’est pas évident, mais c’est un bon sujet de réflexion pour les prochaines heures.

15h18
Je jette un coup d’oeil en bas, un homme allongé me sourit. Nous nous saluons. Je remarque que le père de la famille nombreuse me surveille du coin de l’oeil pour être sur que je ne risque pas de tomber sur sa progéniture, ce qui ruinerait de fait leur idyllique pique-nique au bord de l’eau.

15h30
J’ai commencé à dessiner l’ombre des feuilles projetées sur mon carnet, mais le vent s’est levé et l’exercice me donne le tournis. En tout cas cela me recentre sur l’exquise beauté de mon hôte, et je me demande où vais-je trouver un un arbre aussi charmant pour ma prochaine expérience.

16h12
Je commence à préparer mes affaires pour descendre. Un homme est allongé sous la branche qui me sert de sortie, et j’hésite à le déranger.


C’est une journée calme et réflexive qui s’achève ce Jeudi. J’ai très peu écrit. J’en profite donc ici pour revenir sur cette question de l’écriture inclusive. Après avoir parlé de l’amour et de la séduction, concentrons-nous sur la question du genre telle qu’il s’inscrit dans notre rapport au langage.

Lors de mon texte précédent, j’ai déjà évoqué le fait que la ville est un environnement genré. J’avais alors pu observer à quel point le clivage entre les genres s’exprime en la manière dont les gens s’approprient l’espace public. Dans le quartier d’Anneessens, la règle générale était que les hommes occupent l’espace tandis que les femmes elles, ne font que le traverser11. De même, il était beaucoup plus aisé pour les garçons de venir à ma rencontre, de discuter avec moi tandis que les filles gardaient bien souvent une distance limitant fortement nos interactions.

Le genre semble être la division la plus visible et la plus tranchée qui nous distingue entre êtres sociaux. C’est une zone de tension, un axe important des mécanismes de pouvoir qui régissent nos rapports humains. C’est même un champ de recherche universitaire aujourd’hui, et bien que celui-ci soit fortement contesté certains groupes conservateurs il est tout de même communément admis que l’abolition des inégalités genrées est un des défis majeurs de notre société d’aujourd’hui.

Or ces inégalités se trouvent partout, pas seulement dans les villes où nous nous mouvons mais également dans nos langages, dans la façon dont nous nous exprimons, non seulement avec les autres mais aussi avec nous-même. Car nos idées se formulent déjà à l’aide du langage dans notre cerveau. Avant même d’être extériorisées, elles surgissent sous la forme de pensées qui subissent déjà l’impact du langage tel qu’il a été influencé au cours des siècles par une domination patriarcale de nos sociétés.

C’est un peu l’idée de la novlangue, concept né dans le fameux roman 198412 et depuis passé dans le langage courant. Manipuler le langage pour manipuler la population. Le principe est que plus l’on diminue le nombre de mots d’une langue, réduisant ainsi le champ de concepts avec lesquels les gens peuvent raisonner, moins ces mêmes gens sont capables de réfléchir et deviennent donc facilement manipulables. Dans le roman de Georges Orwell, cet appauvrissement du langage rend impossible la formation d’idées subversives ou de critiques de l’état, celles-ci ne pouvant même plus émerger dans les esprits, dès le stade de la pensée. Toute rebellion est anéantie dans sa potentialité même.

À de nombreux égards, on peut parler de novlangue lorsque l’on étudie le capitalisme ou les formes de pouvoir actuels. Par exemple, le jargon utilisé par la publicité et parfois répété par ses sujets dociles, comme dans la fameuse scène dystopique du film Pierrot le Fou13, où lors d’une soirée, les conversations des invités se résument à répéter des slogans publicitaires. Et de fait, qui n’a jamais étant enfant, entonné avec joie l’air d’un slogan publicitaire, se faisant ainsi l’écho inconscient de l’idéologie de la consommation ?

De même, l’impérialisme de l’anglais qui s’étend au point de s’établir de façon globalisée comme l’idiome du pouvoir, au bénéfice de ceux dont c’est la langue maternelle ; et de se développer sous un forme allégée, simplifiée malgré les apports d’autres langues, le «international english» pratiqué par les «non-natifs» du monde entier, décrié par les défenseurs de la langue de Shakespeare qui souhaiteraient préserver sa splendeur des attaques du monde contemporain.

C’est également ce qui se passe lorsque l’on remplace le terme vidéosurveillance par celui de vidéoprotection, subterfuge camouflant l’intention de contrôle en s’appuyant sur l’instrumentalisation de la notion de sécurité dans les discours politiques. Ce principe d’inversion rappelle évidemment l’état totalitaire de 1984 et son ministère de l’amour chargé d’arrêter, torturer et exécuter ses opposants.

Mais encore, lorsque le mot «migrants» s’empare de l’espace médiatique précédemment occupé par celui de «réfugiés» pour parler du même groupe d’humains, occultant ainsi la dimension politique de leur condition d’exil et les réduisant à un simple flux à administrer. C’est une remarque que je tenais à faire ici car il me semble très important de faire correctement la distinction entre ces termes. Par exemple, on pourrait dire que les nomades digitaux sont des migrants, mais les gens que l’on parque dans des camps au sein même de nos états démocratiques sont pour la plupart des réfugiés des conséquences de nos propres politiques (post-)coloniales. L’imposture sémantique de confondre les deux termes est donc un acte politique aux intentions plus que douteuses et pourtant véhiculé par les médias de tout bord.

Les emojis constituent également une forme intéressante de novlangue: en transcendant la barrière des langues, ils semblent offrir au village planétaire une forme de communication exempte, en dehors de quelques faux-pas, des stigmates impérialistes de nos langues nationales. Toutefois, ils font également partie ou illustrent en tout cas un phénomène néolibéral de standardisation de la sociabilité, où chacun exprime ses sentiments et ses affects à l’aide du même ensemble de symboles, là où iel aurait précédemment fait usage d’un langage laissant peut-être plus de place à l’invention ou à l’imagination. En gommant les richesses vernaculaires de nos modes de communication, c’est donc un véritable outil de réduction statistique de la réalité sociale, où l’expression de nos émotions se doit d’être réductible à de l’information pouvant être analysée et capitalisée.

La langue est donc l’outil normatif par excellence, particulièrement le français de par ses origines bourgeoises et élitistes. Sur les suites de la révolution française, au cours du 19ème siècle, se développe en Europe une politique générale des nations modernes pour lesquelles l’enseignement de la langue nationale constituerait le ciment de l’unité politique et sociale14. C’est pour cela que l’on fait des dictées à l’école ; non pas pour réfléchir au sens de la langue ou développer un esprit critique.

Pour en revenir aux inégalités de genre, elles sont partout dans le français, que ce soit dans le vocabulaire, les expressions ou la grammaire. D’où les efforts fournis par un ensemble de personnes qui réfléchissent et proposent des solutions pour sortir de ce langage porteur et reproducteur d’inégalités. L’écriture inclusive est la principale manifestation de cette dynamique, et soulève tout un tas de questions auxquelles je n’ai pas encore vraiment trouvé de réponses.

Néanmoins, j’ai envie d’essayer de comprendre d’où vient ma résistance intuitive à la mettre place dans mes écrits, particulièrement en perspective de l’enthousiasme de mes amies féministes qui l’utilisent déjà au quotidien. Étant un homme, je serais comme naturellement poussé à me ranger du côté de tous ces réactionnaires dont on peut lire les commentaires sur internet, qui fulminent et répugnent à l’idée d’une expansion de ce «verbiage abscons et imprononçable qui caractérise les phonèmes dits “inclusifs”»15.

Personnellement, à l’idée d’écrire ce texte en écriture inclusive, l’inquiétude qui m’est venue est celle de me couper d’une partie de mon lectorat, ceux·elles qui n’auraient jamais entendu parler de l’écriture inclusive et pourraient être intimidés voire repoussés par une telle fantaisie grammaticale. De fait l’écriture inclusive est parfois décriée comme une pratique élitiste, voire discriminatoire. Il est toutefois facile de contrer cet type d’argument, car tout changement nécessite un temps d’adaptation au cours duquel le travail des éclaireurs est essentiel pour amorcer une transition.

Il est important de comprendre la langue comme quelque chose de fluide, de dynamique, en constante évolution. On dit souvent que c’est l’usage qui fait la langue. Toutefois, nous savons que la langue peut être instrumentalisée. C’est un territoire contesté dont les frontières sont dessinées par des rapports de forces. Démasculiniser le langage est un projet légitime, qui ne peut que nous emmener vers un monde plus égalitaire. Une langue française affranchie des torts du passé est absolument ce que nous devrions exiger pour notre avenir, même si ce n’est pas une solution facilement applicable au présent.

Je ne compte donc pas proposer ici un point de vue arrêté sur la question, car le sujet est complexe et il est important de se forger son opinion en croisant les points de vue16. Le seul point sur lequel je voudrais me prononcer, c’est que c’est par une multitude de pratiques et d’expérimentations que nous évoluerons ensemble vers une société plus inclusive. Bref, soyons curieux·ses, ouvert·e·s et optimistes : )


Vendredi 22 Aout 2019


07h57
J’arrive ce matin dans un état proche de l’Ohio. Je n’ai de nouveau dormi que quelques heures, et suis éveillé depuis quatre heures du matin. Curieusement, je ne sens pas vraiment la fatigue, juste une sorte de mollesse légèrement cotonneuse et des douleurs sourdes dans tous mes membres. Je suis venu en vélo depuis ma nouvelle demeure, chez Claire dans le 18ème. C’était agréable de traverser de nouveaux quartiers. Dans la lune, j’ai encore fait un long détour qui m’a emmené dans une toute autre direction. Quand je relis ces phrases, je me rends compte que j’oublie d’écrire à peu près un mot sur six. C’est sur, quel drôle d’état.

Aujourd’hui l’arbre a fleuri: toute une nuée de petits bouquets de roses s’est glissée parmi les branchages. Un instant, je crois que c’est pour moi. Trois jeunes hommes s’installent au bout du quai. Je reste discret, ne m’annonce pas. Un drôle de vrombissement m’attire, je monte au sommet pour découvrir de quoi il s’agit. C’est une embarcation plate sur laquelle un homme en vert est occupé à passer les bords du quai au karsher. Le bateau s’appelle «Anita Conti» , je me demande si c’est une célèbre figure de la propreté17. Je me tourne de l’autre côté, l’ile de la cité dans mon dos, et suis soudain frappé : l’eau est sublime, on dirait qu’elle ondule comme une danse, sa surface est presque huileuse.

08h22
Ce matin, j’ai eu une conversation avec Claire au sujet des ZAD et de l’idée d’aller faire pousser des légumes entre privilégiés à la campagne. En y repensant, je me dis que c’est essentiel que certains restent utopiques dans leurs ambitions, même si cela veut dire rester en périphérie. Mais c’est aussi important que d’autres restent au centre, au plus proche des enjeux systémiques et de la condition humaine actuelle, pour être dans la confrontation. En terme de privilège, c’est encore plus rare d’être dans ce cas, et donc la responsabilité est d’autant plus lourde. Je n’en croise jamais des comme moi, qui par miracle traversent les années et résistent à l’assimilation, tout en se maintenant au coeur d’un tissu social de plus en plus aliéné. Cela dit, ne nous leurrons pas: en écrivant dans mon petit carnet, dans cette bonne vieille langue française, je ne suis vraiment pas plus en train de changer le monde qu’un philosophe de ZAD. Tout au mieux pourrais-je encore faire subsister l’illusion de l’artiste souverain, le génie maudit, l’homme qui produit une oeuvre singulière parce qu’il s’est plongé seul dans sa création. Cette force motrice, oh combien stupide de vouloir rester dans l’histoire, marquer mon temps, c’est quelque chose dont j’espère me défaire un jour, moment qui marquera sans doute l’aurore de ma jeunesse.

08h55
Trois jeunes filles sont venues s’installer au bout du quai, suivies par une autre qui s’approche pour me parler. Nous nous saluons et je lui explique un peu ce que je fais là, elle est très émue et ne trouve pas les mots pour exprimer ce qu’elle ressent. Elle m’explique qu’elle travaille pour un tournage qui aura lieu ici dans un instant, qu’elle n’a jamais vu ça mais qu’elle va demander si ça ne gène pas que je reste là. Elle revient quelques minutes plus tard et me dit qu’il n’y a pas de problème. Elle continue à me poser des questions, m’explique qu’il s’agit d’un film de Maïwenn, réalisatrice dont j’ai vaguement entendu l’existence. Elle me dit qu’elle aimerait me filmer, me demande si j’ai déjà fait du cinéma. À ce moment là, un de ses collègues arrive avec des documents dans les mains et elle repart en s’excusant.

09h20
Je reçois la visite de toute l’équipe, émerveillée. Ils reviendront me voir plus tard. Ils sont très gentils, me demandent si ils me dérangent. Au contraire, je suis amusé par toute cette agitation.

09h54
L’homme de vision apparait au pied de l’arbre, je le vois jeter un coup d’oeil en l’air à la recherche de ma présence. Ravi de le revoir, je descend pour me rapprocher de lui. Il me révèle son prénom: Noël. Il travaille sur les vedettes du Pont-Neuf. Ces jours-ci il est au bar, avant il tenait la barre — c’est un blagueur. Il me propose de passer boire un café à l’occasion. On discute quelques instants, il pose sa main sur l’arbre de la même façon que la dernière fois. Il repart et je remonte un peu plus haut pour observer le tournage. C’est amusant parce que les gens installés autour de l’arbre sont tous des figurants, de faux touristes aux expressions gelées qui ont pris la place des véritables touristes qui m’entourent habituellement. Le tournage hors de mon champ de vision, je me retrouve ainsi plongé comme dans une sorte de «Truman Show» en mon honneur.

10h42
Au bord du quai, le tournage se poursuit. Grâce à lui, la matinée est particulièrement calme ici, sous l’arbre, les badauds étant repoussés au delà de la zone de tournage. Je me demande quand est-ce qu’Agathe viendra me rendre visite.

10h57
Le tournage est terminé, je crois que tout le monde est parti. J’espérais quand même revoir la jeune fille, même si à aucun moment je ne me suis fait d’illusion : ces gens là sont pressés. De plus, je ne me risquerais pas à fricoter avec un milieu aussi porté par la production que le cinéma, trop corrompu par les sommes mises en jeu.

12h01
Je prends plaisir à écrire mon interview imaginaire. Je joue un petit peu à l’artiste. Pendant ce temps là, les pompiers plongeurs explorent les berges en palmes et tubas. Je ne fais presque plus attention à eux, qui m’ont tant surpris la première fois qu’ils me sont apparus.

12h56
Une jeune fille extrêmement troublée par ma présence regarde en l’air d’un air béat. Elle a beau croiser droit mon regard pendant de longues secondes, elle ne répond pas à mon bonjour et me considère comme si j’étais un animal d’une espèce exotique. Juste avant j’ai surpris une autre jeune fille me prendre en photo quand j’étais posté un peu plus haut. Elle est maintenant assise, me tournant le dos et continue de me photographier avec la caméra «selfie» de son téléphone portable. Je me vois apparaitre directement dans son écran. Est-elle trop timide pour me parler, ou me prend-elle elle aussi pour une sorte de bête de zoo ? Ou peut-être, ne fait elle que retourner contre moi un rapport d’observation, pour me piéger à mon propre jeu ?

13h14
Une très jolie femme vient de s’asseoir sur les marches en dessous de moi, je ne résiste pas à la tentation de consigner cette remarque frivole dans mon carnet. Derrière moi, une autre femme fait la sieste, allongée sur un grand foulard. Au moment où elle ouvre les yeux, je me sens honteux de l’observer et détourne mon regard maladroitement.

14h26
Je suis remonté dans l’arbre après avoir reçu la visite d’Agathe. J’ai également croisé Jacky, l’homme qui m’avait demandé si je fumais un joint dans l’arbre l’autre jour. Il m’a longuement parlé de son amour pour la Belgique. Il m’offre une cigarette que j’accepte.

14h40
Agathe est partie lire un peu plus loin. Derrière le mur de feuillage une nouvelle séance de photos: la modèle dévoile sa poitrine et je ne peux m’empêcher d’épier la scène pendant un moment. J’ai un peu envie de partir. Un bout de pain, l’extrémité d’une baguette flotte dans la Seine, attirant une foule de petits poissons.


Au terme de cette journée, je me sens reconnaissant d’avoir pu un jour de plus poursuivre ma réflexion sur le monde qui m’entoure, ce monde que je prends tant de plaisir à décortiquer, à essayer de saisir ses enjeux et ses engrenages. C’est très clairement ce qui me porte dans cette entreprise, et m’enthousiasme lorsque je me lève le matin. J’aimerais donc préciser ici la notion de déconstruction que j’ai déjà évoquée auparavant, ce concept qui fait partie de mon langage courant sans que je n’ai jamais cherché à le préciser à l’écrit. Ici, je ne parlerai pas de la déconstruction au sens que lui a donné Derrida mais plutôt de celui plus général qui est apparu dans le courant des années 70 et 80 et aujourd’hui couramment utilisé dans les milieux culturels et militants.

La déconstruction, c’est l’idée qu’il existe des constructions sociales (sexe, genre, race, classe…), qui se sont construites historiquement, et qu’on peut les déconstruire pour mieux les comprendre et peut-être les faire évoluer vers d’autres modes de sociabilité plus conscients et choisis. La déconstruction a donc une dimension émancipatrice. Elle va à l’encontre d’une approche essentialiste, pour laquelle les choses sont ce qu’elles sont par nature, par essence, et qu’on ne peut donc pas les changer. Au contraire, une approche déconstructionniste suggérera qu’il s’agit de constructions sociales, par exemple les rapports genrés, et que l’on peut les remplacer par quelque chose de plus juste ou plus égalitaire. Déconstruire, c’est donc révéler ces constructions.

La déconstruction est un concept proche de Spinoza avec l’idée que nos choix sont déterminés par l’environnement qui nous entoure, mais aussi de Foucault avec l’idée que la vérité est produite à partir de rapports de pouvoirs. Il s’agit donc, de déconstruire ces vérités pour mieux faire ses choix en connaissance de cause.

La déconstruction est un processus essentiel pour comprendre notre façon d’interagir avec nos contemporains. Personnellement, déconstruire ma masculinité et mon privilège blanc est sans doute ce qui me donne le plus l’impression d’évoluer en tant qu’individu social. Toutefois ici j’aimerais focaliser mon attention sur la notion de privilège bourgeois puisqu’il me semble être souvent mis de côté dans les milieux déconstructionnistes, effectivement nourris par l’épistémologie bourgeoise qui domine les universités, milieux artistiques et centre-villes de nos grandes villes européennes, grosso modo ceux qui disposent d’un capital culturel que l’on pourrait qualifier de «bourgeois» dans cette partie du monde.

Ces groupes sociaux dans lequel j’évolue sont constitués d’individus qui pour la plupart choisissent de ne pas s’engager dans un processus de déconstruction de leurs privilèges bourgeois, ou le font de façon superficielle. Cela, malgré le fait qu’ils disposent de tout le capital culturel nécessaire pour entamer cette démarche. Cet ensemble social maintient ainsi les situations de privilège dont il profite et reproduit les schémas patriarcaux et les politiques impérialistes sur lesquels ses privilèges se sont construits.

Je parle de toute une strate de notre société composée d’individus conscients des inégalités systémiques dont ils sont complices, qui ont tout l’esprit critique, la capacité d’analyse et l’accès à l’information nécessaires pour être en pleine réalisation de ces dernières. Et qui, s’ils choisissent de ne pas s’instruire, de ne pas agir, bref de se maintenir dans l’expérience d’une quotidienneté intellectuellement et politiquement désengagée, ne peuvent le justifier que par un choix raisonné. Il n’y a pas de «je ne savais pas»: dans ces sphères, l’exploitation à l’échelle locale et globale de formes d’esclavage modernes, la complicité de nos états dans des stratégies géo-politiques barbares, la corruption de ces derniers par les formes les plus agressives de capitalisme sont parfaitement connues de tous et, j’insiste, c’est consciemment que nous décidons d’y prendre part.

Si je pointe vers ces milieux dont je fait partie, c’est parce que je crois à notre potentiel d’intervention. Je crois qu’il est possible de faire bouger les lignes en affrontant directement les déséquilibres du système capitaliste mondial pour pouvoir le remettre en cause. Cela nécessite des changements radicaux, qui remettent en question le confort de notre quotidien et les efforts à fournir pour vivre en société. Il serait indécent de continuer à vivre tel que nous le faisons, il n’y a pas d’excuse pour ne pas le reconnaitre et agir, à tout âge et à tout degré de privilège.

Chaque jour que nous passons éveillé à agir sans révolte au sein de ce système est un acte de complicité avec l’hégémonie d’un complexe militaro-industriel à l’emprise grandissante sur la formation des esprits, la production de subjectivité. Une majorité de la population européenne est conditionnée pour ne pas être touchée par ces problèmes qui les dépassent. Ces questions n’ont aucune place dans leur existence quotidienne. Littéralement, cela ne les touche pas. Ils ne se réveillent pas au milieu de la nuit en pensant, je suis coupable. Et pourtant, il n’y a pas d’excuse pour ne pas agir. Pas d’excuse pour ne pas consacrer notre temps libre à nous éduquer, à raisonner seul et en groupe à l’abolition de nos privilèges, au rééquilibre des ressources, à l’abattement du capitalisme mondial. Notre inaction nous rend complices chaque jour d’un désastre écologique, de souffrances monstrueuses et de massacres innombrables. Pour faire court: nous sommes des barbares, et il n’y a pas de meilleur mot pour désigner les bourgeois qui se complaisent à vivre dans la société occidentale d’aujourd’hui.

Alors, on peut débattre de l’utilité d’appuyer une forme de culpabilité qui a peut-être plus tendance à figer qu’à stimuler l’élan vers le changement. Une fois de plus, il m’est facile de céder à la critique voire à l’inepte moralisation plutôt qu’à l’action et à l’élaboration d’échappatoires au statu quo. Je ne propose pas vraiment grand chose de concret pour faire évoluer les choses. Au moins ai-je l’impression de chercher ma voie et de ne pas trop me laisser formater. Illusion ?


Samedi 23 Aout 2019


«Alors, comment le pouvoir peut-il entrer, interpeler et capturer le sujet pour en faire un sujet du néolibéralisme ? Le moment le plus incroyable pour moi est celui où le sujet est interpellé par la technologie et tourne le téléphone comme un appareil photo loin du monde et en lui ou sur lui-même. Ce basculement à 180 degrés de l’appareil photo est le moment où le sujet se police lui-même esthétiquement. De sorte que la caméra qui fixe le sujet et le transforme non pas en un soi, mais en un selfie, un petit selfie, est la capture la plus horrible de la subjectivité. Parce qu’à ce moment-là, vous dites que le sujet le plus important qui existe dans le monde est le moi, ce qui est exactement ce que dit le néolibéralisme: il n’y a pas de société, il n’y a pas de monde, il n’y a que vous. Mais, faites attention qu’en n’étant que vous, vous êtes tous seul. Personne ne va vous aider. Vous devez être l’auto-entrepreneur d’un projet appelé votre vie, et pour que vous puissiez porter ce projet d’une manière très réussie vous feriez mieux de respecter les termes esthétiques du contrat. En d’autres termes, il faut savoir sourire et savoir se produire devant la caméra, se mettre dans le flux et créer ce flux infini de soi(s) et d’ailleurs le mot selfie c’est comme, pour moi ça me rappelle l’interview de Deleuze avec Tony Negri sur les sociétés de contrôle, “contrôle et devenir” c’est le titre, je crois que c’est en 1990. Ils ont donc une conversation et Deleuze dit: “Je pense que les sociétés disciplinaires vont nous manquer. Parce qu’au moins dans les sociétés disciplinaires où l’œil du pouvoir ne vous regarde pas, vous pourriez être dans votre coin et faire n’importe quoi. Dans les sociétés de contrôle, c’est quand le pouvoir est complètement intériorisé moléculairement et qu’il n’y a plus aucun endroit qui ne soit sous contrôle […]”»

André Lepecki, extrait du podcast SON[I]A #248 (2017)


8h53
Après avoir rédigé quelques emails du haut de mon bureau végétal, je peux enfin entamer ma journée d’observation.

Un homme fait son entrée, un de ceux qui chaque matin scrutent le sol à la recherche de richesses abandonnées par les fêtards de la nuit. Dans la Seine flotte une rose, plus loin une bouteille de vin dont le goulot dépasse de l’eau.

09h21
Un couple d’américains débarque pour un petit pique nique loin d’être improvisé. Ils installent soigneusement leur nappe, puis disposent sur un joli plat un croissant, une patisserie aux raisins et une pomme, l’ensemble accompagné d’une petite bouteille de jus de fruit. L’affaire semble avoir été longuement planifiée à l’avance. Le couple s’extasie devant leur création: ils font de grands gestes, prennent en photo la scène en variant les cadrages. Finalement l’homme sort de son sac une grande bouteille d’eau en plastique, volontairement exclue de la composition photographique. Ils débutent leur petit déjeuner.

Comme ils ne m’ont pas remarqué, je décide de leur tourner le dos, pour qu’ils comprennent bien que je ne suis pas là pour les épier. Trop tard: juste à ce moment là, je croise le regard de l’homme. Je viens de potentiellement ruiner des heures de préparation pour que tout soit parfait. Ne faisant pas partie de son plan, je m’inquiète que ma présence le perturbe au plus haut point.

09h36
Je jette un rapide coup d’oeil en bas: la jeune fille du pique-nique est sur son téléphone, pendant que l’homme croque dans la pomme en affichant un air absent. Je me dis que malgré leurs efforts, ces gens-là ne comprennent vraiment rien au romantisme.

09h44
Je me demande quand est-ce que je pourrai me considérer expert dans cette pratique d’être perché. Peut-être quand j’aurai passé un an dans les arbres ? Au terme de cette session, ça fera déjà cinq semaines. Dix fois ça et on y est !

09h54
Je descends au plus près d’eux et salue les amoureux du pique-nique. Ils n’ont pas l’air trop gênés, ou font bien semblant, et l’homme me dit simplement d’une voix honnête: «it’s a good spot» en pointant vers le haut. Rassuré, je remonte et me trouve une branche à l’écart. Je regrette de ne pas avoir de crème solaire, j’aimerais me mettre au sommet mais le soleil frappe durement de ses rayons.

10h21
Le même chant que mercredi émane du bateau-mouche qui glisse dans mon dos. Cette fois-ci je ressens l’ennui de la personne derrière la voix. Même rengaine, monotonie et platitude, cette femme payée pour désenchanter ce qui est sans doute sa passion, le chant.

11h23
Les touristes continuent de défiler sous mes jambes, déversant leurs habituelles inepties avec cette constance qui les caractérise. Au moins un touriste, c’est aujourd’hui presque une figure universelle, car bien que la plupart des membres de notre civilisation contemporaine le soient eux-mêmes de façon ponctuelle, il serait pour ces mêmes gens immédiatement possible de se visualiser la bêtise que j’évoque ici. Somme toute, nous sommes tous le con ou le touriste d’un autre, et aussi celui de nous-même.

11h58
Une femme assise sur les marches en bas, est occupée à choisir le filtre qu’elle appliquera à son selfie. Elle a du me découvrir puisque quelques minutes après, je la vois en train de composer sa story instagram en écrivant le texte superposé sur une nouvelle photo d’elle où j’apparais en arrière-plan. Ni pudeur ni gène ne semblent l’atteindre, tant il est invraisemblable qu’elle ne sache pas que j’observe la scène. Je me demande si elle a une quelconque idée de ce qu’est le droit à l’image. En terme de civilité, c’est sans doute une notion révolue.

Une autre femme arrive alors toute souriante: elle me dit qu’elle m’a aperçu du pont d’en face, et qu’elle voulait venir voir comment j’étais grimpé. Je suis ravi qu’elle soit venue me parler contrairement à tous ces gens enfermés dans leur peur de l’autre.

12h30
Deux nouveaux touristes découvrent ma présence et décident de se prendre en photo en m’incluant en fond de l’image, comme d’habitude. Joueur, je leur demande si ils veulent bien m’envoyer la photo. Je les sens soudainement embarrassés. Eux qui s’amusaient tant avec mon image un instant auparavant, ils réalisent qu’ils ne sont pas du tout prêts à ce que je fasse de même avec la leur. Ils me demandent si je veux leur passer mon téléphone pour qu’ils me prennent en photo mais je leur réponds que c’est plus amusant qu’ils m’envoient celle qu’ils ont déjà prise. Coincés, ils me fixent d’un air ridicule puis esquivent simplement la situation, reprenant leurs activités comme si de rien n’était. La femme salue les bateaux qui passent sur le fleuve, leur lève son verre de vin rosé, pendant que l’homme envoie ma photo à tous ses amis. Il montre les réponses de ces derniers à sa femme à mesure qu’elles arrivent. Ils sont d’une grossière hilarité.

À ce stade ma haine de l’être humain reprend le dessus et envahit mes pensées. Tous ces qui gens qui regardent sans voir, c’est à peine si ils sont vivants. Ils ont tous l’air programmés de la même façon.

12h28
Trois jeunes filles arrivent pour faire un pique nique. Elles ont les bras chargés de victuailles, bien plus que ce qu’il ne faut pour nourrir leurs flasques corps. La nappe dépliée, une avalanche de conteneurs en plastique s’abat à terre, marquant l’étape obligée de la photo posée. Une des deux filles dit à celle qui tient le smartphone en main: «tu veux pas lui demander de nous prendre ?» , sans s’adresser à moi. C’est officiel, je ne suis vraiment plus qu’une attraction pittoresque, ne méritant absolument pas le respect que l’on accorderait à un être humain. Ou peut-être ce respect n’est simplement plus d’actualité ? Je me retire dans les hauteurs, soupesant l’idée d’y rester et de me couper à tout jamais de cette civilisation nauséabonde.

12h47
Je me demande quand est-ce que Agathe arrivera. Je n’ai pas envie de trainer ici plus longtemps, j’ai tout ce qu’il me faut pour préparer la prochaine étape de mon travail. Il faut que je rentre chez moi.

12h56
Finalement, je m’ennuie. J’ai l’impression que ça faisait longtemps.


Je crois qu’il est temps, compte tenu de cette journée que je viens de vous décrire, de m’atteler à ce sujet éminemment essentiel à la compréhension de notre société, qui est celui des images, de leur place et de notre rapport à celles-ci.

Dans mon parcours, j’ai longtemps été créateur d’images, ça a même été mon métier quelques temps. La fonction par laquelle je me définissais, mon implication dans le social. Ça tombait bien puisqu’à priori, j’étais pas trop mauvais à ce jeu-là, ayant eu de bon mentors et la chance de grandir dans un environnement stimulant. Les enjeux de la communication me passionnaient, et l’impact des images ou le rôle de la typographie dans la transmission d’un message au coeur de mes préoccupations.

Si je me suis éloigné de la production d’images, c’est d’abord dans le souci de m’éloigner de la production tout court, m’orientant vers la recherche d’une forme de distanciation critique. C’est aussi sur base d’une intuition plus profonde, celle qu’il y a déjà trop d’images dans ce monde et que ce n’est pas nécessairement en y ajoutant une couche que l’on arrivera à y voir plus clair.

Au tout début de ce texte, j’ai évoqué le mouvement comme ligne directrice. C’est encore de cela qu’il s’agit ici, dans la façon dont nous inter-agissons avec les images. Le flux de touristes qui défile au pied de mon saule pleureur, s’emmêle au flux d’images qui transitent à travers les réseaux, dans cette radicalisation néolibérale du concept de culture comme marchandise, où chacun de nos actes s’intègre dans la constitution d’un capital, culturel et symbolique.

C’est une logique que nous intégrons, au point d’en oublier l’autre, celui qui se glisse dans le cadre parfait de nos images narcissiques censées nous procurer un statut qui nous différencie, établissant notre valeur dans une échelle sociale. La circulation apparait comme l’élément central dans cette économie, dont les principales caractéristiques sont: fluidité, flexibilité et reproductibilité. C’est la production d’une identité, la construction de soi devenant ainsi un engagement obligatoire, celui d’être l’auto-entrepreneur de sa vie prise comme un projet soumis aux réalités économiques de notre société.

C’est d’ailleurs là où la «révolution du genre», si précieuse soit-elle, me semble parfois se confondre avec l’expansion d’une logique individualiste néolibérale. Combinée au phénomène de «bulle de filtrage» caractéristique de nos environnements digitaux actuels, cela peut amener à une sorte d’enfermement où la technologie, sous son air de nous rapprocher, au lieu de cela nous isole, au nom même de la tolérance et de la diversité, creusant un peu plus le fossé entre des groupes sociaux qui ont de plus en plus de mal à se comprendre.

J’ai grandi avec internet. À l’approche de la trentaine, je fais partie d’une génération charnière entre un monde pré- et post-internet. En gros, j’ai l’impression que les plus vieux n’y comprennent rien et tombent la tête la première dans les rouages techniques qui les enserrent, tandis que les plus jeunes se complaisent parfois avec nihilisme dans le désastre qu’est l’internet d’aujourd’hui, eux qui n’ont pas connu celui où se cachait encore l’utopie d’une zone franche, d’un espace d’expression libéré des cerceaux du capital. Nostalgie de ma part, certainement, et illusion: l’internet dès sa création s’est construit sur une architecture militaire, comme un outil de domination et de contrôle.

L’internet d’aujourd’hui a profondément changé notre rapport aux images, je crois que je n’ai rarement enfoncé une porte aussi grande ouverte. Quand j’observe tous ces touristes occupés à se construire une identité parfaitement normée, répétant le même schéma inlassablement, les mêmes rituels, j’ai parfois peine à imaginer comment l’humain parviendra à surmonter les défis auxquels il doit faire face, collectivement et non en se construisant chacun sa petite illusion de supériorité qui n’est qu’au final l’expression d’une soumission à l’ordre établi.

Il est urgent d’imaginer, ensemble, d’autres rituels, qui pourront défier ceux du système qui s’approprie notre existence. Dans la citation que j’utilise pour introduire cette partie de mon journal, André Lepecki a raison d’insister sur l’intériorisation de ce contrôle social exercé par les forces du pouvoir dominées par des intérêts capitalistes. C’est un point crucial pour saisir la perte de contrôle et de souveraineté de l’individu humain, court-circuité entre le micro- et le trans-individuel, dans le jeu entre neuro-marketing et mécanismes macro-économiques qui se déploie et s’étend sur l’ensemble de notre champ de relationalité. Ainsi, il conclut en parlant du selfie: «c’est ta propre main qui tourne la caméra vers toi et dit: Je participerai aux flux de selfies dans la condition planétaire de cette appellation horrible, “médias sociaux”. Qui sont controlés à la fois par les agences de sécurité nationale, la Silicon Valley, Wall Street et les marchés financiers afin d’extraire de chaque instant de votre présence en ligne plus de valeur ajoutée, plus de capital. C’est épouvantable». Malheureusement, je ne peux que souscrire à cette conclusion.


Dimanche 24 Aout 2019


«[…] il y a encore de fortes preuves en faveur de la thèse: que c’est le mouvement qui est cause de ce qui paraît exister et du devenir, et le repos qui est cause du non-être et de la destruction. En effet, le chaud et le feu qui engendre et surveille tout le reste est lui-même engendré de la translation et du frottement, qui tous deux sont des mouvements. Ne sont-ce pas eux qui donnent naissance au feu ?»

Socrates dans le Théétète de Platon (360 av. J.-C.), traduit par Émile Chambry


«Le mouvement forcé vient toujours d’en haut, d’une transcendance qui lui donne une fin, d’une “médiation” de la pensée abstraite qui lui fixe une trajectoire, et qui ne cesse de le recomposer avec des lignes droites avant même de l’avoir entrepris: aussi ne se réclame-t-il pas d’une Raison supposée universelle sans entrer dans un désastre qui affecte l’univers, jusqu’à ce qu’on recommence, aussi abstraitement, aussi mortellement. C’est le contraire du mouvement naturel qui ne se compose que de singularités et n’accumule que des voisinages, se déployant dans un espace qu’il crée à la mesure de ses détours ou de ses inflexions, procédant par connexions qui ne sont jamais préétablies, allant du collectif à l’individuel et inversement, de l’intérieur à l’extérieur et inversement, du volontaire à l’involontaire et inversement. Exploration de voisinages, émission de singularités, décision, sont l’acte de la raison. Si la raison peut être considérée comme une faculté naturelle, c’est précisément comme processus, en tant qu’elle se ne trouve elle-même que dans “des mouvements tous singuliers, produits par les trajectoires entremêlées”, construisant un “espace volumineux qui s’en vient, s’avance, se replie sur soi, se dilue, explose, s’annihile, se déploie” (Chronique des idées perdues, p. 237).»

Gilles Deleuze, Périclès et Verdi - La philosophie de François Châtelet (1988)


8h30
Je suis arrivé aux environs de huit heures. Pour la première fois, un homme a dormi sous les branches de l’arbre. Assoupi sur des bouts de carton, à coté de lui se trouvent un paquet de chips ouvert et une bouteille d’eau. Il dort tout habillé, ses chaussures aux pieds. Je monte dans l’arbre en faisant le moins de bruit possible, et m’installe un peu plus en hauteur. Quelques temps après, l’homme se relève, et je l’observe marcher machinalement en direction de la ville.

8h42
Un homme, le même que ces derniers jours fait le tour de l’arbre en scrutant le sol. Si je reviens ici, je lui adresserai la parole. Une semaine, c’est trop court pour créer de véritables relations.

9h00
Un photographe vient calmement prendre quelques clichés. Je me demande si c’est un vrai photographe ou un simple touriste — et si les touristes avaient des gros appareils photos pour justement ne pas être pris pour des touristes ? j’en profite pour lui demander de m’envoyer le petit paquet de mirabelles qui m’a échappé quelques minutes avant. Je lui en propose une mais il refuse. Mmh, elles sont pourtant délicieuses.

Je pense à l’arbre et à ses feuilles qui jaunissent, et me dit qu’à terme je pourrais suivre le fil des saisons ainsi, migrant pour toujours me trouver là où les arbres sont en vie. Il me faudrait tout de même trouver des périodes ailleurs pour apprécier la beauté de l’hiver. Ainsi mon mode de vie de conteur se rapprocherait de celui d’un chasseur cueilleur, m’affranchissant de l’aliénation propre à l’homme depuis l’agriculture, celle d’être accroché à un territoire qui devient scène de tant de jeux de pouvoirs et de violence.

Oui, le texte que j’écrirai au terme de cette session traitera bien du mouvement, que ce soit celui des touristes ou des nomades. Et le fantasme de retrouver, guidé par la nature, un semblant de liberté perdue par celui enchainé à son poste de vie ou de travail. Car imaginons que toute l’humanité se déplace ensemble, chaque année, d’un pôle à l’autre de la terre, suivant le soleil et la vie végétale, ne serions-nous pas tous plus heureux et unis ? Une fois de plus, on en revient au fondement même du capitalisme dans ce qu’il a de plus féodal, la propriété et avec elles les frontières, les péages, et sans doute aussi la peur de l’autre.

Pour un temps, je continue de rêvasser à cette idée que moyennant un peu d’organisation et de partage des tâches, l’humanité toute entière pourrait être en vacances presque toute l’année et gambader gaiement en profitant des merveilles de la nature. Oh, naiveté ; que tu es douce !

09h21
Un trio débarque en fanfare, une jeune fille avec un carton à dessin et un couple de personnes relativement âgées. Ces derniers semblent être venus pour se faire tirer le portrait. L’homme est autoritaire bien que charismatique, et le choix du cadrage fait l’objet d’une conversation qui le laisse exposer toute la domination qu’il exerce envers sa femme. La jeune fille, patiente, déplace son petit tabouret tandis que le couple se met d’accord. La dessinatrice prépare son matériel, la dame s’assied au bord de l’eau tandis que l’homme reste debout et consulte son téléphone. Débute l’esquisse du portrait de la femme. Au sommet, le soleil tape déjà fort. Je retourne me cacher sous les branches.

09h41
Je reçois la visite de Noël. Je descends un peu plus bas pour venir à sa rencontre. Je suis vraiment content de le voir, comme un ami. Il m’explique qu’il termine sa saison et qu’il repart bientôt en Thaïlande. C’est là-bas qu’il vit, car il est presque retraité. Il me partage son intérêt pour l’écologie, les aborigènes, me parle de ses amis kanaks. Il me conseille de lire Castaneda18, et me propose à nouveau de passer boire un café. Je lui explique que je suis attendu ce midi, mais que ce sera avec plaisir une autre fois. Je passerai quand même le voir avant de partir. Je lui révèle que sa petite phrase du premier jour m’a guidé toute la semaine, qu’elle a été l’élément déclencheur d’un thème central de mon séjour ici.

09h57
Une femme s’est assise au bout de la pointe, en position du fétus. Elle médite. Un photographe s’approche, déplie son trépied. C’est la première fois que je vois quelqu’un s’appliquer comme ça. Je ne peux m’empêcher de me dire qu’il a l’air seul. Quand il me remarque, nous entamons la conversation. Xavier me parle du G7, de l’écologie. Il est fort sympathique. Il m’explique qu’il vit en France depuis longtemps, qu’il est guide pour les touristes chinois. Il a l’air très cultivé et dégage une précieuse élégance. Il me raconte avoir préparé pendant trois jours la visite du musée Picasso pour un groupe d’enfants chinois. Comment expliquer Picasso à des enfants ? Il m’explique que certaines oeuvres sont problématiques de par le fait qu’elles ont été réalisées dans des bordels. Je plaisante et lui dis que dans le fond, tous les enfants sont des cubistes.

La femme qui méditait au sol se lève et part sans un mot. Je remarque ce qu’il est marqué sur son t-shirt: «Spiritual Gangster». Je jette un coup d’oeil dans mon dos — c’est maintenant l’homme qui pose pour la jeune artiste de tout à l’heure. Je me demande pourquoi ils n’ont pas posé tous les deux ensemble, au lieu de vivre séparément ce moment.

10h46
Les pompiers plongeurs poursuivent leur ronde sous-marine des bords de Seine. Tout à l’heure Xavier m’a expliqué que de nombreuses trouvailles ont été repêchées ces derniers jours, des trottinettes mais aussi des chariots et vélos tout rouillés et tordus, qui lui font penser à des sculptures.

11h14
Descendu de l’arbre, je reste assis un moment au bord de l’eau. Je vais passer voir Noël avant de partir. Quand j’arrive sur le bateau, je le découvre enfermé dans une sorte de cage, occupé à vendre des rafraichissements hors de prix à des touristes qui s’adressent à lui avec la même sympathie qu’on pourrait manifester envers un distributeur automatique aux tarifs excessifs. Nous discutons quelques instants, il me tend sa carte avant même que je lui donne le bout de papier sur lequel j’ai écrit mes coordonnées. Il me fait un autre cadeau: une médaille de la vedette du Pont Neuf, dont il dessine lui-même le visuel. Il me déclare fièrement que cet objet prend 10% de valeur chaque année. Je me demande ce que ça veut dire. Il me propose une bouteille d’eau, je lui dit que je n’ai besoin de rien. Il me parle de plantes, il a un ami en Thaïlande qui a de grands terrains et veut ouvrir un jardin botanique. Finalement, nous nous serrons la main et je repars, l’abandonnant à ses touristes pressés.

Je repars vers l’arbre et discute un instant avec la jeune artiste toujours occupée à dessiner méthodiquement les feuilles de l’arbre. Sur le papier, le couple est réuni comme si ils avaient posé l’un à côté de l’autre au pied de l’arbre. La composition présente une perspective superficielle qui donne un côté un peu kitsch à l’ensemble. Je m’approche de mon arbre et l’enlace longuement. Il est temps de partir.

11h47
Je suis assis sur les marches de l’église à Saint-Paul. Je me suis arrêté pour boire à une fontaine publique. Je remarque un vendeur de rue qui me regarde du coin de l’oeil. Il me reconnait sans doute vu la scène que j’ai faite sous ses yeux ce matin: m’arrêtant à la même fontaine, excentrique torse nu transpirant sous mon peignoir multicolore, j’ai par mégarde fait tomber comme des dominos toute une rangée de trottinettes électriques dans un fracas étrangement jubilatoire, bien que j’étais un peu gêné de laisser là tout ce foutoir. Je me dis que cet homme est comme moi: toute la journée il observe la vie urbaine, ses petites scènes, ses rythmes qui se répètent, les saisons qui passent. Simplement, il ne les écrit pas. Il ne choisit sans doute pas non plus là où il s’installe, contraint de rester là où c’est possible, là où ses affaires lui permettent de vivre, tout comme Noël qui vend des bouteilles d’eau aux touristes dans sa petite boite flottante.

J’observe les flux qui m’entourent et médite sur tous ces déplacements. L’homme court dans tous les sens, mais la machine qui guide ses pas est rarement à son service. Le mouvement, si il est rationalisé, découpé, imposé, est la source et le complice des plus grandes tristesses de notre époque. Mais si il s’agit d’une danse, de quelque chose qui porte c’est très différent: c’est de cela que nous avons besoin, de ne pas rester immobiles, et surtout de ne pas se laisser dicter nos directions. Les détours et les impulsions, c’est cela qu’il faut essayer d’injecter dans le parcours trop souvent prédéfini d’une vie. Alors que je termine cette phrase, les portes de l’église s’ouvrent, c’est la fin de la messe. Le dramatique chant de l’orgue résonne avec mes pensées. Une foule s’échappe de l’église, et j’observe les croyants reprendre leur route, poursuivre leur chemin tout tracé.


Que dire au terme de cette semaine passée dans l’arbre ? Qu’il est difficile sans doute, d’aborder autant de sujets dans une si modeste proposition littéraire. La construction de soi dans le monde d’aujourd’hui, c’est vaste, il y a vraiment beaucoup de choses à dire. J’aurais aimé davantage développer certains de mes argumentaires, comme la décroissance, l’abolition du genre ou la relation entre savoir et pouvoir. De même, ce dont je n’ai pas vraiment parlé mais seulement évoqué, c’est le processus d’assimilation, pourtant central dans ma démarche d’auto-extraction, de sortie de la réalité partagée au sol entre les humains, en ce retrait vers la cime lors de mes séjours urbains.

Si je me place ainsi perché comme un espiègle oiseau sauvage, c’est peut-être pour narguer les forces de capture du grand capital, et montrer à mes semblables qu’il est encore possible de le faire. C’est la promesse naïve que tant que je serai dans l’arbre, il y aura encore de l’espoir. Pour tous ? Je n’en suis pas sur. Je ne crois pas être arrivé moi-même à l’ouverture d’esprit que je défends, celle d’être porté par la volonté d’imposer une vision du monde internationaliste et intersectionnelle, sans même encore évoquer une sortie de l’anthropocentrisme. Je n’ai pas ce pouvoir emphatique, des années de formation individualiste de mon esprit ne vont pas s’effacer comme ça en un instant. Il m’arrive encore de regarder sans voir, je le sens. Tout juste la porte est-elle entrouverte, et me faut-il désormais maintenir l’effort pour la pousser vers l’inconnu, bouleversant.

En guise d’épilogue, j’aimerais vous partager les paroles de ma chanson, histoire de conclure sur une note poétique ce séjour en bord de Seine. C’est un objet intime, mais qui transcende le cadre de mon expérience en évoquant la problématique du polyamour qui m’a poursuivie au cours de cette semaine. Transposer les codes de la chanson d’amour dans une réalité affranchie du modèle normatif de couple, c’est établir un espace de transition vers un monde plus ouvert, ambition qui m’a mené jusqu’ici et me portera encore, tant qu’il y aura des arbres à grimper et de l’amour à partager. Merci de m’avoir lu.



Ritournelle du Saule Pleureur


Au bord de la Seine,
je te compose cet air là
Cette ritournelle,
oh ma sirène, elle est pour toi

Toi, ma douce reine,
quand je te sens tout près de moi
Moi, qui suis si frêle,
oui je me sens devenir roi

Chaque jour qui se lève
le soleil brille, oui quelle joie !
Quel bonheur d’être en chair,
De me blottir tout contre toi

[ refrain: ]
Toi qui me malmène,
je ne peux plus vivre sans toi
Oh, ma douce belle,
Je t’en supplie, ne m’oublie pas

La vie si cruelle,
il fallut qu’il s’éloignât
Ce n’est pas un problème,
murmura-t-elle, oui ça ira

Par la vie qu’on mène,
il arrive qu’on ait pas le choix
Toi et moi on s’aime,
ce n’est pas ça qui nous arrêtera

Portés par l’ivresse
de leur tendresse, ces deux là
Les amoureux traversent
les temps durs sans baisser les bras

[ Refrain ]

La solitude
s’approfondît de mois en mois
Et puis d’aventures,
nous vécûmes d’autres émois

Mais, pas d’inquiétude
l’amour fait fi de ces choses là
Et comme d’habitude
nous nous retrouverons sous tes draps

Entre nous tout est clair,
pas de secrets, non surtout pas
Et comme il n’y a pas de mystère,
tu sais que je ne m’en fais pas.

[ Refrain ]

Oui, mais à l’usure
lorsque je suis si loin de toi,
je me sens si blême
quand je t’imagines dans ses bras

On n’allait pas sur la lune
que l’homme était déjà comme ça
Fier, et sans mesure
toujours à faire son cinéma

Laisser ma prunelle,
s’offrir à d’autres, ça ne va pas
Moi, sur cette terre,
aucun autre ne la touchera

[ Refrain ]

Depuis l’époque romaine
la société marque sa loi
Un lui et une elle, un point c’est tout
on ne discute pas

Pour ceux qui se prennent
au jeu de déconstruire tout ça
Vite, on leur assène
que c’est tabou, ça ne se fait pas

Ça n’est pas si facile
de délier tous ces schémas
Il faudra s’unir pour
révoquer le patriarcat

[ Refrain ]

Une nuit d’ébène,
un soir où tu es loin de moi
Triste comme une madeleine
je plonge dans la paranoïa

Pris par l’amertume,
je me mets à douter de moi
Perdu dans ma brume
je pleure mais tu ne me vois pas

L’ombre de ma peine
ne doit pas ternir tes éclats
Vis, et vis quand même
quand bien même je ne suis pas là

[ Refrain ]

Quand cette rengaine
te fait frémir d’émoi
Je sens que tu m’aimes
que tu ne me quitteras pas

Perdus dans les dunes,
nous avancerons pas à pas
La vie n’en est pas moins belle,
elle est juste faite comme ça

Toi qui me malmène,
je ne peux plus vivre sans toi
Oh, ma douce belle,
promets moi juste, ne m’oublie pas


Notes


  1. Paul Audi, discours sur la légitimation actuelle de l’artiste (2012), p. 58 ↩︎

  2. Spinoza, Ethique (EIVp70) ↩︎

  3. « The second is the duration of 9 192 631 770 periods of the radiation corresponding to the transition between the two hyperfine levels of the ground state of the caesium 133 atom. » BIPM Bureau International des Poids et Mesures, The International System of Units (SI) (2008), p. 113.
    À ce sujet, je conseille la lecture de Baruch Gottlieb, Digital Materialism: Origins, Philosophies, Prospects (2018) ↩︎

  4. Plotin, « Du Beau intelligible », Ennéades, V – 8. ↩︎

  5. Gilles Deleuze, L’image-temps (1985), p. 223 ↩︎

  6. Danièle Weiss, Évolution sociohistorique de la famille (2010) ↩︎

  7. Jon A. Sefcek, The Evolutionary Psychology of Human Mate Choice: How Ecology, Genes, Fertility, and Fashion Influence Mating Behavior (2006) ↩︎

  8. Demazeux Steeves, À quoi tient le succès de la psychologie évolutionniste ? (2014) ↩︎

  9. Irène Jonas, Psychologie évolutionniste, mixité et sexisme bienveillant (2010) ↩︎

  10. Paul Audi, Créer : Introduction à l’esth/éthique (2012), p. 131 ↩︎

  11. Je précise que l’on retrouve ce phénomène dans la plupart des espaces public, je ne suis pas en train de pointer du doigt les habitants du quartier populaire d’Anneessens. À ce sujet, écouter l’épisode Des villes viriles du podcast Les couilles sur la table↩︎

  12. Georges Orwell, 1984 (1949) ↩︎

  13. Jean-Luc Godard, Pierrot le Fou (1965) ↩︎

  14. Jacques Leclerc, Histoire de la langue française ↩︎

  15. https: //blog.mondediplo.net/ecriture-inclusive-et-exclusion-sociale ↩︎

  16. Quelques sources en vrac : https: //www.bunkerd.fr/ecriture-inclusive/, https: //www.liberation.fr/france/2017/09/27/pretes-a-utiliser-l-ecriture-inclusive_1598867 ↩︎

  17. En fait, c’est la première femme océanographe française, elle fut exploratrice, photographe et dès les années 40 s’inquiéta des conséquences environnementales de la surexploitation des océans. Quelle classe ! ↩︎

  18. Si j’ai surnommé Noël l’homme de vision, c’est bien en hommage à Castaneda. Pour commencer, je conseille la lecture de L’Herbe du diable et la Petite Fumée : une voie yaqui de la connaissance (1968) ↩︎